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28 février 1921
Les marins de Cronstadt contre Lénine
Le 28 février 1921 débute la révolte des marins de Cronstadt. C'est l'acte de désespoir des plus passionnés des révolutionnaires bolcheviques, déboussolés par l'évolution du régime de Lénine vers une dictature brutale.
On peut dire que ce soulèvement et son échec marquent la fin de la période révolutionnaire ouverte en Russie en 1917 par la Révolution démocratique de Février et la Révolution bolchevique d'Octobre.
André LaranéDes révolutionnaires déboussolésEn cet hiver 1920-1921, la situation est tendue à Cronstadt. Les marins de la célèbre base navale russe, en face de Petrograd (Saint-Pétersbourg), ont témoigné plusieurs fois dans les dernières années de leur engagement en faveur de la révolution et du socialisme.
Soutenus par un solide esprit de corps, ces quelques milliers de marins ont été plusieurs fois requis par Lénine et le chef de l'Armée Rouge, Trotski, pour combattre les contre-révolutionnaires. Ainsi ont-ils été envoyés en première ligne à Kazan, au coeur de la Russie, pour reprendre la ville à la légion tchèque en 1918.
Mais la guerre civile s'achève le 16 novembre 1920, avec la reddition à Sébastopol de l'« Armée blanche » de Wrangel. La dictature de Lénine et du parti bolchevique perd sa principale justification et les marins de Cronstadt, trois ans après la Révolution d'Octobre, ne la supportent plus.
Les bolcheviques manipulent à leur guise les conseils d'ouvriers, de paysans et de soldats (en russe, conseil se dit soviet). Pour se maintenir envers et contre tout au pouvoir, ils multiplient les exécutions sommaires, réquisitionnent les récoltes et réduisent les paysans et les prolétaires des villes à la famine. Les menaces de grève enflent. A Petrograd, les ouvriers, prétendument héros de la Révolution, sont contraints de travailler sous la menace des fusils !
Aux trois millions de combattants tués au cours de la précédente guerre civile (plus deux millions morts des suites de maladies ou de blessures), il faut ajouter environ cinq millions de paysans et d'ouvriers victimes de la famine et des exécutions sommaires.
A Cronstadt, les marins sont d'autant plus révoltés que le commandant de la base, Fedor Raskolnikov, affiche le train de vie ostentatoire d'un nouveau riche et illustre l'ascension d'une nouvelle classe de privilégiés.
Une insurrection spontanéeL'équipage du cuirassé Petropavlosk réclame la réélection des Soviets, la liberté pour les socialistes de gauche (!), le droit pour les paysans et les artisans de travailler librement, à la seule condition de ne pas employer de salariés...
L'auteur de la résolution, un certain Petritchenko, appelle de ses voeux une troisième révolution après celles de Février et d'Octobre 1917. Il est rejoint par l'équipage du cuirassé Sébastopol, lui-même guidé par un mécanicien du nom de Perepelkine. Le lendemain, la résolution du Petropavlosk est adoptée à Cronstadt au cours d'un meeting qui réunit 12 000 personnes.
Les représentants des bolcheviques sont emprisonnés et un comité révolutionnaire provisoire présidé par Petritchenko prend le commandement de la ville. Cette « Commune » va durer seize jours.
A Moscou, Trotski, commissaire à la guerre, demande au futur maréchal Toukhatchevski de réduire la rébellion. Début mars, une première attaque par des soldats à pied se déplaçant sur la surface gelée du golfe de Courlande est repoussée avec succès par les marins. 80% des assaillants périssent sur la glace.
Une deuxième offensive a lieu quelques jours plus tard avec pas moins de 45 000 soldats soigneusement équipés de tenues d'hiver. L'offensive débute en pleine nuit et se poursuit le jour suivant. Les soldats de l'Armée rouge entrent dans la citadelle et progressent rue après rue. Après la reddition des marins, ils se vengeront de leurs frayeurs dans un bain de sang. Petritchenko et quelques 8 000 marins réussissent toutefois à s'enfuir jusqu'en Finlande, en parcourant une dizaine de kilomètres sur la glace.
Changement de capLénine comprend que le massacre des marins ne suffira pas à rétablir l'autorité des bolcheviques. Il tire très vite les enseignements de la révolte. Le 21 mars 1921, tandis que sont massacrés les vaincus de Cronstadt, il annonce devant le Congrès de son parti la mise en oeuvre d'une Nouvelle politique économique (NEP) destinée à relancer l'initiative paysanne.
Dans le même temps, il liquide les derniers partis politiques à l'exception du sien et interdit toute forme de discussion au sein du parti communiste.
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27 février 1848
Ouverture des Ateliers nationaux
Le 27 février 1848, quelques jours après la fuite du roi Louis-Philipe, le gouvernement provisoire de la IIe République décide, à l'initiative de Louis Blanc, d'ouvrir des Ateliers nationaux pour donner du travail aux chômeurs, à Paris et en province.
Alban DignatTrop généreuse République
Le ministre des Travaux Publics Marie ouvre des chantiers dans toutes les grandes villes. Mais très vite, les pouvoirs publics sont débordés. Dès le mois d'avril, plus de cent mille personnes sont prises en charge sans que l'on ait des travaux à leur confier. Certaines escouades sont amenées à creuser des tranchées pour les reboucher ensuite !
Cette mesure se révèle coûteuse et inefficace. Qui plus est, les chantiers deviennent des foyers d'agitation révolutionnaire.
La victoire des républicains conservateurs aux élections de l'Assemblée constituante, le 23 avril 1848, amène un durcissement de l'action gouvernementale et la dissolution des Ateliers nationaux le 21 juin 1848. Désespérés, les ouvriers s'insurgent.
La répression est sanglante. Elle consacre la rupture entre la République et la classe ouvrière...
Victor Hugo dénonce la fainéantiseLe débat parlementaire du 20 juin 1848 sur les Ateliers nationaux donne au député Victor Hugo l'occasion d'un bel effet de tribune, inattendu dans sa bouche :
« Les ateliers nationaux sont un expédient fatal. Vous avez abâtardi les vigoureux enfants du travail ; vous avez ôté à une partie du peuple le goût du labeur, goût salutaire qui contient la dignité, la fierté, le respect de soi-même et la santé de la conscience. À ceux qui n'avaient connu jusqu'alors que la force généreuse du bras qui travaille, vous avez appris la honteuse puissance de la main tendue ; vous avez déshabitué les épaules de porter le poids glorieux du travail honnête, et vous avez accoutumé les consciences à porter le fardeau humiliant de l'aumône. Nous connaissions déjà le désœuvré de l’opulence, vous avez créé le désœuvré de la misère, cent fois plus dangereux pour lui-même et pour autrui. La monarchie avait les oisifs, la République aura les fainéants (...).
Cette fainéantise fatale à la civilisation est possible en Turquie, en Turquie et non pas en France. Paris ne copiera pas Naples ; mais, jamais Paris ne copiera Constantinople »27 février-6 mars 1943
Cri d'amour dans la Rosenstraße
Le 27 février 1943, les nazis raflent à Berlin les derniers Juifs de la ville. Il s'agit pour la plupart d'hommes mariés à des femmes de souche « aryenne », autrement dit « de bonne race allemande ». Plusieurs centaines attendent dans un bâtiment de la Rosenstraße d'être déportés dans un camp d'extermination. Mais leurs épouses vont obliger le pouvoir à faire marche arrière.
Des Allemands face à l'horreurÀ la veille de ce drame, la plupart des Juifs encore présents en Allemagne au début de la Seconde Guerre mondiale ont déjà été déportés dans des camps d'extermination dans le cadre de la Solution finale mise au point par Hitler et ses sbires.
Seuls ceux mariés à des non-juifs - en allemand, les Mischehen - ont été provisoirement épargnés, ainsi que leurs enfants - les Mischlinge. Ils sont au nombre de 20 000 environ, dont la moitié à Berlin. Dépouillés de l'essentiel de leurs biens et chassés de leur profession, ils sont astreints aux travaux forcés dans des usines de munitions.
L'administration nazie est gênée dans son oeuvre de mort par les liens affectifs qui rattachent ces juifs aux autres Allemands. Elle s'efforce par tous les moyens de persuader les conjoints non-juifs de demander le divorce et dans ce cas, le conjoint délaissé ne tarde pas à être arrêté et déporté. Mais relativement rares sont les couples qui acceptent ainsi de se séparer.
Cependant, le 31 janvier 1943, les Allemands essuient à Stalingrad une cuisante défaite et le 13 février 1943, à Berlin, devant une foule hystérique, le ministre de la propagande Joseph Goebbels proclame la « guerre totale ». Pour Hitler, il n'est plus question d'épargner les derniers Juifs allemands. C'est ainsi que le 27 février 1943, la garde personnelle du Führer arrête les Juifs sur leurs lieux de travail par centaines cependant que des hommes de la sinistre Gestapo (la police politique) se rendent à leur domicile et enlèvent leurs enfants.
Les malheureux sont conduits dans cinq centres de détention au coeur de Berlin. L'un d'eux est situé au 2-4, Rosenstraße (rue des roses). Le bâtiment est à deux pas de la Burgstraße, une rue où se trouve le quartier général de la Gestapo pour les affaires juives.
Le soir, des épouses constatant l'absence de leur mari se rendent devant le centre de détention. Le lendemain, un dimanche, jour chômé, elles sont plusieurs centaines qui crient devant la façade: « Rendez-nous nos maris ! » Leurs maris, à travers les murs, leur répondent comme ils peuvent. La manifestation se prolonge les jours suivants et même après la tombée de la nuit, malgré un froid glacial. Elle rassemble par moments plusieurs centaines de personnes dont quelques hommes.
La Gestapo, rapidement alertée, fait intervenir la police. Mais à peine les policiers dispersent-ils le groupe que celui-ci se reconstitue aussitôt. Une brigade SS est appelée à la rescousse. Elle menace de mitrailler les manifestants mais la détermination de ceux-ci ne faiblit pas. Enfin, au bout d'une semaine, Goebbels, de guerre lasse, se résigne à suspendre la rafle des Mischehen. À partir du 6 mars, les détenus du 2-4, Rosenstraße sont autorisés à rejoindre leur famille.
BibliographieCet épisode peu connu des persécutions antisémites montre que les citoyens allemands pouvaient faire fléchir les nazis et freiner le génocide juif... sous réserve de le vouloir vraiment.
Il a fait l'objet d'un film remarquable : Rosenstraße
On peut lire sur la résistance civile au nazisme le livre très bien documenté de Jacques Semelin : Sans armes face à Hitler, la résistance civile en Europe 1939-1943 (préface de Jean-Pierre Azéma, Bibliothèque historique Payot, 1989, 270 pages). De ce livre est tiré le récit ci-dessus.
André Larané
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États-Nations : une exception historique
Au cours du dernier millénaire, les empires se sont imposés dans toutes les régions du monde qui ont dépassé le stade de la tribu ou de la cité-État !... Toutes ? Non, une ou deux régions ont échappé à la fatalité impériale.
Ces régions sont en premier lieu l’Europe occidentale et ses ramifications du Nouveau Monde, en second lieu le Japon.
Certes, ce dernier a toujours eu à sa tête un souverain qualifié d’empereur en français (Tenno en japonais) mais, comme les États-Nations occidentaux, il n'a rien à voir avec notre définition d’un empire : un État multiculturel ou multinational reposant sur la force militaire.
André LaranéRome : mort et résurrection
Gabriel Martinez-Gros a emprunté à l'historien Ibn Khaldoun une interprétation très éclairante de la façon dont naissent et meurent les empires. Elle s'applique à l'empire romain comme à la Chine impériale.
L'empire romain a sombré quand, ayant confié sa défense à des recrues venues des périphéries barbares, il n'a plus été en mesure de résister à leurs exigences. Dès le Ve siècle, sa partie occidentale a été envahie par les Germains et divisée entre plusieurs royaumes barbares, Wisigoths et Suèves en Ibérie, Ostrogoths puis Lombards en Italie, Francs en Gaule et Rhénanie.
Contrairement à ce dont voudraient aujourd’hui nous persuader des historiens bien intentionnés, ces « Grandes Invasions » ou « Migration des peuples » (Völkerwanderung) n’ont eu rien de paisible ! L’archéologue Bryan Ward-Perkins souligne en effet la profonde dégradation des conditions de vie au tournant du Ve siècle, après l’Antiquité tardive des IIIe et IVe siècles, aux couleurs de l’automne.
Selon le schéma khaldounien : un empire meurt, un autre naît !, les Francs tentent de réunifier sous leur autorité l'ancien empire d'Occident. Leur chef Clovis fonde sa capitale dans une bourgade installée autour d’une île de la Seine, Paris ! Il établit son pouvoir sur un vaste territoire qui inclut une bonne partie de l'Allemagne et de la France actuelles, le Regnum francorum ou « Royaume des Francs ».
Mais à vrai dire, ni lui ni ses descendants, les rois mérovingiens, ne vont réussir à enrayer la ruine de l’Occident.
Il faut attendre près de trois siècles avant qu'une nouvelle famille franque essaie de relever l'empire. Ce sont les Pippinides, issus d’un certain Pépin de Herstal. Ils émergent avec Charles Martel et atteignent leur apogée avec le petit-fils de ce dernier, qui reçoit du pape le titre d’empereur d’Occident en 800. On le connaît aujourd’hui sous le nom de Charlemagne.
Son empire amorce une timide « renaissance » de l’administration et de la vie intellectuelle. Mais il survit à peine plus d’un siècle à la mort de son fondateur, victime des guerres intestines, de la pression des nouveaux barbares : Vikings, Sarrasins et Hongrois, et de la pauvreté générale.
Cet empire carolingien est constitué, il est vrai, de la partie la plus déshéritée de l’ancien empire romain, lequel a laissé place à deux autres empires autrement plus riches, l’empire byzantin, centré sur Constantinople, et l’empire arabo-persan centré sur Bagdad. Qui plus est, les musulmans, en s’installant sur les rivages méditerranéens, ont pratiquement ruiné le commerce maritime entre l'Occident et l'Orient, selon la thèse développée par l’historien Henri Pirenne (Mahomet et Charlemagne, 1922).
Deuxième restauration impériale
Les barons allemands s’étant débarrassés des piètres descendants de Charlemagne, le Saxon Otton se fait couronner roi de Germanie à Aix-la-Chapelle, la capitale du grand empereur. Ayant ensuite vaincu les Hongrois, il met en 955 un terme définitif aux invasions barbares.
Le prestige acquis par cette victoire lui vaut d’être couronné « empereur et Auguste » par le pape en 962. Ainsi naît ce qui deviendra le Saint Empire romain germanique.
La chrétienté occidentale connaît un bel épanouissement dans les trois siècles suivants que les historiens conviennent d’appeler « beau Moyen Âge » : triplement de la population, essor de l’artisanat, du commerce et des villes, émergence du style gothique…
L'élan ralentit dans la deuxième moitié du XIIIe siècle. Puis, la guerre de Cent Ans, à partir de 1337, et surtout la Grande Peste, dix ans plus tard, ravagent l’Europe… Celle-ci se remet de ses épreuves et en sort transformée.
Rome et la Chine : même combat !
De façon a priori surprenante, la Chine suit un parcours très similaire à celui de l’empire romain.
L'empire Han, né deux siècles av. J.-C., s’effondre deux siècles après J.-C., victime comme Rome de dissensions civiles et d’agressions barbares. Ce n'est pas tout à fait une coïncidence : au début de notre ère, semble-t-il, un refroidissement climatique a contraint les Huns qui nomadisaient au coeur de l'Asie à chercher d'autres paturages pour leurs troupeaux. Ce faisant, ils ont poussé à l'Ouest les Germains à chercher refuge dans l'empire romain, à l'Est les Turcs, Ouigours et autres nomades à attaquer la Chine.
Après une longue période de ténèbres, voilà qu’en Chine, un jeune notable ambitieux accède au pouvoir avec le concours des Turcs. Sous le nom de règne de Taizong, le « Charlemagne chinois » fonde en 626 la dynastie des Tang.
Un siècle plus tard, en 755, la Chine est frappée par l'insurrection la plus meurtrière qu’elle ait jamais connue : c’est la révolte d’An Lushan, fomentée par un général d’origine turque. Elle cause sans doute plus d’une dizaine de millions de morts sur une cinquantaine de millions d'habitants. La dynastie Tang ne s’en remettra pas.
À l’issue d’une nouvelle période d’anarchie, en 960 (deux ans avant le sacre d'Otton !), les chefs militaires portent sur le trône impérial l’un des leurs sous le nom de Taizu. Il fonde la dynastie des Song. La Chine va alors connaître pendant près de trois siècles une insolente prospérité et une civilisation florissante : forte croissance démographique, apparition de l’imprimerie, de la poudre, du papier-monnaie etc.
Les meilleures choses ont une fin : de la steppe surgissent cette fois les Mongols de Gengis Khan. Ils ravagent l'empire et s'emparent pour finir de Canton en 1278.
Selon la sempiternelle « loi des empires », ils fondent à leur tour une dynastie, les Yuan. Très vite sinisée et très vite affadie, elle est renversée en 1368 par une bande de rebelles bouddhistes venus du sud. Leur chef devient empereur sous le nom de Hongwu et fonde la dynastie des Ming.
On observe la même « loi des empires » en Orient : l'empire byzantin se réduit comme peau de chagrin sous la pression des Ottomans ; les Mongols de la Horde d'Or soumettent et pressurent le monde russe ; d'autres Mongols et Turco-Mongols anéantissent ce qui reste de l'empire de Bagdad et lui substituent leur propre violence ; en Inde du Nord, enfin, se succèdent les envahisseurs venus du nord-ouest.
Empire romain Chine -203
-146
Rome devient un « empire »Gaozu fonde l'empire Han
221
476
fin de l'empire d'Occidentfin de l'empire Han
618
800
couronnement de Charlemagneavènement de Tang Taizong
960
962
Otton fonde le Saint EmpireHongwu fonde l'empire Song
1252
1268
mort de Frédéric IIconquête mongole
Les nations contre l’Empire
En Europe occidentale toutefois, l'Histoire prend un tournant qui échappe à l’historien Ibn Khaldoun, contemporain de cette époque.
Les successeurs d'Otton à la tête du Saint Empire n'arrivent pas à s'imposer face aux forces montantes : féodaux, Église et papauté, républiques urbaines, royaumes nationaux. La mort misérable de Frédéric II en 1252 inaugure un Grand Interrègne à l’issue duquel Rodolphe de Habsbourg est élu en 1273 à la tête de l'Empire. Une élection sans grande conséquence : lui-même et ses successeurs n’auront plus qu’un titre honorifique.
L'empire est évanescent mais l'on ne voit poindre à l'horizon aucun chef barbare, aucun sang neuf susceptible de le renouveler !
Les territoires de l'ancien empire carolingien, entre l’Èbre (Barcelone), l’Elbe (Hambourg) et le Tibre (Rome), auquel il faudrait ajouter l’Angleterre, commencent à se distinguer du reste du monde. De là va surgir la civilisation européenne dont nous sommes les héritiers, avec l’État de droit, la démocratie et la révolution industrielle...
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États-Nations : la divergence européenne
Au milieu du XIIIe siècle, le monde civilisé se partage entre de grands empires, les uns en pleine croissance comme les empires mongols, les autres en déliquescence comme l'empire byzantin.
Tous suivent une « loi » entrevue par l'historien Ibn Khaldoun, selon laquelle les empires sont voués à périr sous les coups des barbares de leurs frontières et renaître à l'initiative de ces mêmes barbares.
L'Europe occidentale constitue l'exception la plus notable avec l'émergence d'États-Nations appelés à durer jusqu'à nos jours. Que s’est-il passé pour qu’après l’An Mil, elle diverge et s’écarte de la loi commune ? La naissance improbable des États-Nations invaliderait-elle la thèse d’Ibn Khaldoun ?
L’État de droit, enfant de la ruralité
Avec la quasi-disparition du commerce en Occident, au temps des Carolingiens, on a vu que les puissants n’avaient plus d’autres richesses que les réserves de leurs domaines ruraux. Comtes et ducs, évêques et abbés étaient donc attachés à ceux-ci.
Leurs liens avec la terre se renforcent quand, pour s’assurer de la fidélité de ses compagnons de combat, un petit-fils de Charlemagne leur concède un droit héréditaire sur leurs fiefs. Ainsi va se développer un solide maillage de seigneuries et autant de villages qui assurent leur entretien.
Après les bouleversements démographiques des siècles précédents, la population se stabilise et s'enracine. Bénéficiant d'une paix relative et aussi d'un radoucissement du climat, les campagnes dégagent des surplus qui alimentent les échanges et génèrent des villes industrieuses et commerçantes.
Chaque région cultive son parler, ses usages et ses coutumes. Celles-ci, avec le temps, acquièrent force de loi. Les Anglais les désignent sous le nom de « common law », par opposition à la loi édictée par le pouvoir. Elles vont s'imposer aux puissants comme aux humbles et devenir le socle des États en gestation.
Cette conception du droit est inédite et propre à l'Occident médiéval. Privilégiant l'attachement à la terre et à la communauté villageoise, elle exclut naturellement l'esclavage, lequel se retrouve partout ailleurs et en particulier dans les empires. Le roi de France Louis X le Hutin publie le 3 juillet 1315 un édit qui affirme que « selon le droit de nature, chacun doit naître franc ». Officiellement, depuis cette date, « le sol de France affranchit l'esclave qui le touche ».
L'attachement des Occidentaux aux règles juridiques surprend les Arabes en contact avec les Francs ainsi que le note l'écrivain Amin Maalouf dans son essai sur Les croisades vues par les Arabes (J'ai Lu, 1988) : « Oussama a remarqué, lors d'une visite au royaume de Jérusalem, que "lorsque les chevaliers rendent une sentence, celle-ci ne peut être modifiée ni cassée par le roi". Encore plus significatif est ce témoignage d'Ibn Jobair : "Nous avons traversé une suite ininterrompue de fermes et de villages aux terres efficacement exploitées. Leurs habitants sont tous musulmans, mais ils vivent dans le bien-être avec les Franj [Francs ou croisés]. Leurs habitations leur appartiennent et tous leurs biens leur sont laissés. Or le doute pénètre dans le coeur d'un grand nombre de ces hommes quand ils comparent leur sort à celui de leurs frères qui vivent en territoire musulman. Ces derniers souffrent, en effet, de l'injustice de leurs coreligionnaires alors que les Franj agissent avec équité ».
Le lien avec la terre natale fait qu'au XIIe siècle, on commence à employer le mot « nation » (du latin nascere, « naître »), mais c'est pour qualifier les étudiants de même origine dans les universités de Bologne et Paris. Il y a ainsi la nation picarde, la nation normande...
Le sentiment d'appartenance nationale se révèle à la fameuse bataille de Bouvines, en 1214, quand les milices bourgeoises prêtent main forte à l'armée féodale pour repousser une coalition en guerre contre le roi de France.
Dans ce contexte, que devient l'empire d'Otton ? Il dépérit.
Le titulaire du Saint Empire a les plus grandes difficultés à prélever l'impôt et manque d'autorité sur les seigneuries laïques et ecclésiastiques ainsi que sur les républiques urbaines. Pour imposer sa volonté, il n'a d'autre moyen que de faire appel au bon vouloir de ses vassaux, les barons d'Allemagne, lesquels ont d'autres priorités en tête.
Les barbares, chance et malédiction des empires
Voilà ce qui fait la différence - capitale - entre l'empereur d'Occident et son homologue chinois. Celui-ci, conformément au schéma d'Ibn Khaldoun, peut recruter des mercenaires et des alliés parmi les barbares qui nomadisent aux confins de l'empire, Turcs, Ouigours, Mongols, Tibétains...
Ces combattants étrangers sans attache locale n'ont aucun scrupule à réprimer les Chinois qui s'opposent à l'empereur. Ils empêchent aussi la formation d'une féodalité chinoise qui ferait obstacle à son autorité. Tout va pour le mieux jusqu'au moment où des barbares se lassent d'obéir à l'empereur ou envahissent le pays : s'ouvre alors un nouveau cycle avec période de troubles et nouvelle dynastie.
Ce qui est bon pour l'empereur et pour l'intégrité de la Chine ne l'est pas pour la justice et l'équité. L'arbitraire est le lot commun. Si les habitants de la capitale, l'entourage de l'empereur et ses troupes vivent dans l'opulence grâce aux impôts dont sont accablés les paysans, il n'en va pas de même de ces derniers qui, dans l'incertitude du lendemain, n'osent épargner et investir.
On peut voir dans cet arbitraire la raison qui va conduire les empires du IIe millénaire, la Chine, mais aussi Byzance, la Russie et les différents empires musulmans, à stagner tandis que s'épanouiront les États-Nations occidentaux.
Amin Maalouf, cité plus haut, a entrevu le phénomène en auscultant les chroniques arabes des Croisades : « Les Franj, dès leur arrivée en Orient, ont réussi à créer de véritables États. À Jérusalem, la succession se passait généralement sans heurts ; un conseil du royaume exerçait un contrôle effectif sur la politique du monarque et le clergé avait un rôle reconnu dans le jeu du pouvoir. Dans les États musulmans, rien de tel. Toute monarchie était menacée à la mort du monarque, toute transmission du pouvoir provoquait une guerre civile. Faut-il rejeter l'entière responsabilité de ce phénomène sur les invasions successives, qui remettaient constamment en cause l'existence même des États ? Faut-il incriminer les origines nomades des peuples qui ont dominé cette région, qu'il s'agisse des Arabes eux-mêmes, des Turcs ou des Mongols ? ».
Bienfaits de l'isolement
De fait, ce qui distingue fondamentalement l'Europe occidentale des autres aires de civilisation, c'est qu'elle n'a connu aucune invasion à partir de 955 et de la victoire d'Otton sur les Hongrois. Les Mongols eux-mêmes se sont arrêtés en Hongrie sans émouvoir d'aucune façon les Occidentaux. Faute de barbares en périphérie, l'empereur d'Occident, à la différence de ses homologue chinois, arabe ou moghol, n'a jamais pu recruter des barbares qui auraient pu désarmer ses sujets et les pressurer à loisir.
Ainsi, à l'abri de toute immixtion étrangère, des États de droit ont pu s'épanouir et durer dans l'ancien empire carolingien (entre Èbre, Elbe et Tibre) ainsi qu'en Angleterre. Ces États de droit ont inventé la démocratie et la liberté d'entreprendre, avec au bout du chemin la révolution industrielle.
Une seule autre région du monde peut se féliciter de n'avoir connu aucune invasion ni vague migratoire au cours du dernier millénaire : l'archipel nippon. Est-ce un hasard si le Japon est aussi, en-dehors de la chrétienté médiévale, la seule autre région du monde à avoir connu une forme de féodalité ? Et le premier pays non-occidental à avoir adopté les recettes de la modernité : État de droit, éducation de masse, liberté d'entreprendre... ?
La démonstration est belle. Soyons-en reconnaissants au vieil Ibn Khaldoun et à l'historien Gabriel Martinez-Gros qui a compris et mis en lumière sa pensée.
André Larané
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Prendre son temps à Lyon
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