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    Guerre d'Algérie

     

    Le drame harki

     

    Été 1962 : parmi les principales victimes de l'évacuation hâtive de l'Algérie figurent les supplétifs musulmans. Ils sont communément appelés harkis, d'après le nom donné à leur formation : harka (« mouvement » en langue arabe).

    André Larané

     

    Histoire Moderne 2:  Guerre d'Algérie - Le drame harki

    Répudiés par tous

    260 000 musulmans servaient les autorités françaises en qualité de harkis mais aussi comme élus, fonctionnaires ou militaires de carrière. Avec leur famille, ils représentaient un million de personnes, soit un effectif équivalent à celui de la population « européenne » (pieds-noirs et juifs locaux).

    93 000 d'entre elles ont pu gagner la France. Mais on estime que 50 000 autres, empêchées de partir, ont payé de leur vie leur engagement au côté de l'ancienne puissance coloniale, victimes de vengeances locales ou d'une justice expéditive. Les autres ont pu se réinsérer vaille que vaille dans l'Algérie indépendante.

    À la veille de l'indépendance de l'Algérie, les Français de la métropole ne se soucient pas de leur devenir (sauf exceptions rarissimes comme l'historien Pierre Vidal-Naquet). Ils se donnent bonne conscience en feignant de croire au respect par le FLN de son engagement de ne pas exercer de représailles.

    Le président de la République, le général de Gaulle, est réticent au transfert des harkisen métropole. Attaché à une vision conventionnelle de la France, celle de Jules Ferryet de Jules Michelet, il craint que le pays ne perde son identité en recevant un trop grand nombre de musulmans. Quant aux communistes, très influents dans la gauche française, ils assimilent les harkis à des « collabos » et ne s'affligent aucunement de leur sort.

    C'est ainsi que les officiers reçoivent l'ordre de désarmer leurs subordonnés musulmans. Pour vaincre leur méfiance, beaucoup usent du prétexte d'une inspection de routine. Ils les livrent sans armes à la vindicte des autres musulmans. Le ministre des Affaires algériennes Louis Joxe interdit formellement l'embarquement des harkis sur les navires à destination de la métropole.

    93 000 musulmans, y compris femmes, enfants et famille proche, devront leur salut à des officiers qui ne supportent pas d'abandonner leurs hommes et, pour cela, bafouent les consignes des autorités supérieures. Beaucoup de ces officiers, traumatisés par l'attitude du général de Gaulle et de son gouvernement, rejoindront un peu plus tard l'OAS.

    Il semble qu'une partie des harkis restés en Algérie ont pu s'insérer dans la nouvelle société mais, comme il était à craindre, beaucoup n'ont pas eu cette chance et ont dû affronter la vengeance des vainqueurs. Les chiffres avancés par l'historien Charles-André Ageron (*) sont de 50 000 harkis massacrés dans les semaines qui suivent la proclamation du « cessez-le-feu ». Quelques rares témoignages font état de cruautés extrêmes. Mais leur évocation va demeurer taboue en France jusqu'à la fin des années 1990.

    En métropole, dès 1963, une partie des rapatriés musulmans, en particulier les infirmes, les vieux et les malades, sont éparpillés dans près de 70 hameaux de forestage relégués à plusieurs kilomètres des villages et lieux de vie.

    Leurs enfants sont scolarisés sur place jusqu'au secondaire. Ils endurent l'ostracisme de leur voisins et doivent parfois encaisser le mépris de leurs enseignants, des instituteurs qui se classent volontiers à gauche et se veulent anticolonialistes. Certains camps d'accueil d'urgence, tels que Bias ou Saint-Maurice-l'Adoise, vont perdurer jusqu'en 1975, générant un mal de vivre aigu parmi les descendants des harkis, évalués à quelques centaines de milliers (près de 1% de la population française).

    Faute de mieux, le président Jacques Chirac a décidé par décret, en 2001, que le 25 septembre serait une journée d'hommage aux harkis. Difficile de faire plus, le drame des harkis relevant de la responsabilité des dirigeants français qui les ont abandonnés et au moins autant de celle des indépendantistes algériens, aujourd'hui au pouvoir à Alger, qui les ont sciemment massacrés.

    Publié ou mis à jour le : 2018-11-27 10:50:14

     

    Histoire Moderne 2:  Guerre d'Algérie - Le drame harki

     

     

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    Carl Fabergé (1846 - 1920)

     

    Les œufs du paradis

     

    Publié par www.herodote.net/
     
     

    Artiste de génie, Carl Fabergé a réussi à transformer l’atelier de bijouterie-joaillerie de son père en empire de luxe connu dans le monde entier.

    Pour cela, il a bénéficié du soutien sans faille des derniers tsars de Russie pour lesquels il a notamment créé les fameux œufs impériaux, toujours aussi convoités.

    Caroline Charron, auteur de Fabergé, de la cour du tsar à l'exil
     

    Des bases solides

    Fabergé, de la cour du tsar à l'exil (Caroline Charron, 2013, éditions Complicités, 200 pages, 22 euros)

     

    Les origines de Fabergé se trouvent en France, en Picardie plus exactement. Huguenots, les ancêtres de l’orfèvre ont été forcés de quitter la France en 1685, à la révocation de l'édit de Nantes par Louis XIV.

    Avec plusieurs dizaines de milliers de protestants, ils s’engagent sur les routes du Nord de l’Europe pour fuir une mort certaine, avant de s’établir dans la région de la Baltique ou le grand-père de Carl Fabergé obtient la nationalité russe. Son fils, Gustave Fabergé, père de Carl Fabergé, est un jeune orfèvre ambitieux. Une fois marié, il décide d’aller s’établir à Saint-Pétersbourg.

    Dans les années 1830, Saint-Pétersbourgest à la fois ville impériale et un carrefour artistique et culturel qui attire les artisans de l'Europe entière.

    Tous rivalisent pour obtenir des commandes de l'État ou des aristocrates qui gravitent autour du tsar. Gustave Fabergé installe son atelier à deux pas du Palais d'Hiver où vivent les Romanov et profite des largesses de cette aristocratie pour qui rien n'est trop beau ni trop cher pour impressionner son entourage.

    Même si le tsar rétrograde et despotique Nicolas Ier a mis un frein à l'afflux des étrangers lors de son arrivée sur le trône en 1825, la cour continue de s'étourdir en bals somptueux où il n'est pas rare de distribuer des diamants aux invités, de faire venir des chanteurs d'Italie, des cuisiniers français et des fleurs fraîches des bords de la Méditerranée, acheminées par wagons spéciaux remplis de glace !

     

    Gustav Fabergé et sa femme Charlotte, photo d'archive vers 1893.

    Pour les artistes et commerçants qui savent tirer parti de cette manne qui semble infinie, il est possible de faire rapidement fortune.

    Lorsque Carl Fabergé (ou Peter Karl Fabergé dans sa version russe) naît, le 30 mai 1846, son père est déjà à la tête d'une entreprise prospère qui emploie une poignée d'artisans triés sur le volet, la plupart originaires de d’Europe du Nord ou d’Allemagne.

    Enfant unique jusqu'à l'âge de 16 ans, Carl fréquente les meilleurs établissements scolaires de la ville en plus de l’atelier de son père. Il apprend notamment l'allemand et le français, parlés couramment dans les salons pétersbourgeois où la langue russe est jugée trop vulgaire pour être employée.

    À l'âge de 15 ans, Gustave Fabergé envoie Carl en Europe pour qu'il apprenne son métier auprès des meilleurs professionnels. Pendant trois ans, en plus de son apprentissage de bijouterie-orfèvrerie, Carl visite les musées de France, d’Italie, d’Allemagne et d’Angleterre. Tout au long de son séjour, il découvre des pièces exceptionnelles des arts décoratifs créées par ses prédécesseurs, et s'imprègne d'idées nouvelles qui vont le nourrir pour le reste de sa carrière.

     

    Un contexte propice

    À son retour à Saint-Pétersbourg, en 1864, Carl Fabergé intègre l'entreprise paternelle avec enthousiasme. Son père a déjà pris sa retraite en Allemagne, à Dresde.

     

    La maison Fabergé, rue Bolshaya Morskaya à Saint-Pétersbourg (architecte K. K. Schmidt), XIXe siècle, puis de nos jours en agrandissant l'image.

     

    En attendant le retour de son fils, il a laissé son affaire florissante aux mains de deux fidèles collaborateurs qui vont finir de former Carl et l’accompagner dans ses premiers pas à la tête de l’entreprise. Étranger à la chose politique, Carl note tout de même d’importants changements dans sa ville natale où les étudiants n'hésitent plus à manifester leur mécontentement dans les rues.

    Depuis la mort du despote Nicolas Ier, la censure a été allégée, donnant naissance à de nombreux journaux ; les lycées, autrefois réservés à l'élite, sont désormais ouverts à tous, sans considération de statut social ou de religion. Une nouvelle génération éduquée et avide de changements apparaît et entre en conflit avec l'ordre établi, alors que des mouvements nihilistes et violents commencent à s'organiser.

    Il faut dire que le nouveau tsar Alexandre II - surnommé « le Libérateur » pour avoir aboli le servage en 1861 - suscite un énorme espoir, mais aussi beaucoup de frustration car les réformes tant attendues déçoivent. Certains souhaitent des changements beaucoup plus radicaux et le font savoir, parfois très violemment. En 1868, un étudiant noble ruiné tire sur le tsar lors de sa promenade dans le Jardin d'Été ! C’est un choc pour la grande majorité des Russes qui considère leur tsar comme le père du peuple. Même si le jeune exalté rate son coup, le mouvement est lancé...

     

    Vue de l'atelier de Fabergé à Saint-Pétersbourg en 1903, musée des beaux-arts de Montréal.

     

    Pendant ce temps, Carl Fabergé, n'a pas vingt ans, mais on lui reconnait déjà des qualités. Grâce notamment à sa très bonne connaissance des arts décoratifs, il commence à travailler bénévolement en tant qu'expert au musée de l'Ermitage. Il participe à la restauration des pièces anciennes, donne son avis lors de nouvelles acquisitions, intervient dans l'organisation des collections... Une activité qu’il poursuivra pendant quinze ans et que ses fils poursuivront jusqu'à la révolution.

    Ce bénévolat constitue un véritable tremplin puisque le conservateur de l'Ermitage recommande la maison Fabergé au cabinet impérial qui lui commande plusieurs bijoux pour le mariage du tsarévitch (futur Alexandre III).

    Quatre ans plus tard, Carl Fabergé s'agrandit déjà et prend le contrôle total de l'entreprise de son père. Travailleur acharné, il ne s'intéresse qu'à son art. Alors que les premières grèves éclatent dans les usines de la capitale, l'entreprise paternaliste du jeune orfèvre s'attache les meilleurs ouvriers en leur proposant d'avantageuses conditions de travail. En échange, Fabergé n'exige rien d'autre que la perfection pour chacune des pièces qui sortent de ses ateliers.

     


    Une idée de génie

    En 1872, Carl Fabergé épouse Julia Jacobs, fille d'un inspecteur aux ateliers du mobilier impérial. Ils auront quatre fils qui travailleront tous dans l'entreprise familiale. Pendant que l’entreprise Fabergé prospère, les attentats se multiplient dans les villes de l'Empire : gendarmes, procureurs, ministres sont traqués par des extrémistes exaltés, souvent très jeunes.

     

    Portrait du tsar Alexandre III et de l’impératrice Maria Féodorovna, vers 1885, Ivan Nikolaïévitch Kramskoï, Gattchina, Palais de Marbre, Saint-Pétersbourg.

     

    En février 1880, le tsar est victime d’un nouvel attentat, cette fois-ci au cœur même du Palais d'Hiver, à quelques pas de l’atelier de l’orfèvre. Fabergé, comme l'ensemble de la population, est sous le choc. Le souverain sort indemne de cette attaque mais, un an plus tard, il succombe à un nouvel attentat : une bombe lancée à ses pieds, à quelques encablures de son palais de l’Ermitage.

    La mort d'Alexandre II, loin d'amorcer le soulèvement populaire imaginé par les terroristes, suscite l'émoi dans la population qui, même si elle vit dans des conditions difficiles, reste attachée au tsar et à sa famille. Les Pétersbourgeois se pressent par milliers aux abords de la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul pour un dernier adieu au tsar-batiouchka (petit père).

    Dès le lendemain, son fils Alexandre III opère un virage politique à 180° : alors que son père avait finalement décidé de s'engager sur la voie d'une Constitution, il opte pour la répression et le conservatisme, jugeant que le libéralisme de son père ont conduit à son assassinat.

     

    Agathon Fabergé vers 1900. L'agrandissement le montre près de sa maison de campagne à Levashovo en 1907, archives d'Oleg Faberge, DR.

    Mais Alexandre III, géant barbu capable de plier un rouble entre ses doigts, est aussi un mécène, amoureux des arts et client de Fabergé depuis plusieurs années. Son avènement va faire entrer l’orfèvre pétersbourgeois dans le cercle réduit des bijoutiers-joailliers d'envergure internationale.

    Pour cela, Carl Fabergé bénéficie d'un atout déterminant : son jeune frère Agathon, de 16 ans son cadet et talentueux dessinateur. Il a à peine 20 ans lorsqu’il rejoint l'entreprise familiale, après avoir suivi le même parcours de formation que son aîné. Ensemble, ils remportent la médaille d'or à l'exposition pan-russe de Moscou où la presse, dithyrambique, annonce « une nouvelle époque dans l'art de la bijouterie ».

    Peu de temps après, les deux frères imaginent un cadeau exceptionnel pour la tsarine, très éprouvée par l’attentat qui a coûté la vie à son beau-père : un œuf précieux qui renoue avec la tradition de s'échanger des œufs décorés pour Pâques, fête la plus importante du calendrier orthodoxe.

    Féru d’histoire de l’art et fins connaisseurs des musées européens, les Fabergé ont pu admirer des œufs splendides offerts à Louis XVI ou à la grande Catherine II de Russie. Lorsque Carl Fabergé évoque l'idée avec le tsar, et lui précise que chaque œuf contiendra une surprise. Celui-ci, piqué au vif, veut savoir quelle sera la surprise que l'orfèvre lui réserve. « Je ne peux vous en dire plus, Majesté, rétorque Fabergé avec malice, mais je peux assurer que vous ne serez pas déçu ».

     

    « Premier Œuf à la poule », l’œuf de Fabergé original.

     

    Le tsar lui donne carte blanche et, après presqu'un an de travail dans le plus grand secret, Fabergé livre le premier œuf impérial :  « l'Œuf à la poule ». En or émaillé blanc opaque pour plus de réalisme, celui-ci contient un cœur en or mat qui fait office de jaune. À l’intérieur, le tsar découvre avec émerveillement une petite poule en or gravé de différents tons avec des yeux en rubis qui renferme à son tour une minuscule couronne impériale incrustée de diamants, dans laquelle pend un œuf en rubis de la taille d'une tête d'épingle ! Le tsar est conquis, la tsarine également...

     

    L'Œuf des muguets de la Madone, réalisé par Fabergé en 1899 pour Nicolas II, Palais des Armures, Moscou.

     

    De ce jour, et pendant plus de trente ans, la maison Fabergé fournira un ou deux œufs d'exception (pour la tsarine, puis également pour la mère de Nicolas II à partir de 1895 lorsque son époux meurt) à chaque Pâques, de la taille d'un oeuf de poule à celui d'un oeuf d'autruche.

    Pour Fabergé, c'est la consécration. Nommé Joaillier de la Cour, il a bien du mal à répondre à la demande. Il créé bientôt une filiale à Moscou, spécialisée dans l'argenterie, qui va compter jusqu'à 200 ouvriers. Les Russes fortunés s'y arrachent samovars, plateaux et couverts en argent.

    En 1888, un nouvel attentat contre le tsar vient cependant rappeler à ces privilégiés qu'ils vivent sur un volcan. Lors de son décès, six ans plus tard, en 1894, il va laisser à son fils inexpérimenté Nicolas un immense empire à la croisée des chemins.

    Bouleversé par la mort inattendue de son père, celui-ci s'écrie : « Que vais-je faire ? Je ne suis pas capable d'être tsar... je ne sais rien de l'art de gouverner ». Cet éclair de lucidité va acquérir une dimension prémonitoire puisque Nicolas II sera le dernier tsar de Russie.

     

    Fabergé : oeuf impérial de 1891, en jaspe, et sa surprise, une maquette en or et platine du croiseur Pamiat Azova sur lequel Nicolas II fit une croisière autour du monde avant de devenir tsar

     

    Fournisseur impérial

    Pour le couronnement de Nicolas II, les frères Fabergé et leurs équipes travaillent sans relâche pour honorer les commandes officielles.

     

    L'un des diadèmes favoris - émeraudes et diamants montés sur or - de l’impératrice Alexandra Feodorovna qui le porta notamment pour le grand portrait en pied que réalisa le peintre Bodarewsky en 1908. L’ensemble avait été commandé  en 1900 par l’impératrice aux joaillers Bolin et Fabergé exceptionnellement associés pour sa réalisation.

     

    Parmi les objets les plus notables : les broches en diamants de l'épouse et de la mère du souverain, les couvertures en jade et argent du livre de prières offert par Nicolas II à son épouse ou encore l'aigle à deux têtes en or et en argent qui orne la bannière de l'État.

    Depuis l’avènement d’Alexandre III, Fabergé participe à travers ses créations, à toutes les commémorations, voyages, fêtes officielles ou plus personnelles des Romanov. Ainsi, son travail a essaimé dans le monde entier et, au tournant du siècle, la maison Fabergé est devenue incontournable.

    Les têtes couronnées d'Europe – toutes apparentées -, le maharadja d'Inde, l'empereur de Chine ou les milliardaires américains font des razzia dans la boutique de Saint-Pétersbourg. Ils commandent de nombreuses pièces au fournisseur du tsar qui ne sait où donner de la tête, d’autant qu'il s’obstine à ne faire que des pièces uniques, malgré le début de l’industrialisation qui touche également son secteur d’activité.

     

    Peter-Karl Fabergé (30 mai 1846 ; 24 septembre 1920)

     

    Après Moscou, Fabergé ouvre une nouvelle boutique et un atelier de vingt-cinq personnes à Odessa, dans l'extrême sud de l'Empire. À nouveau à l'étroit, la maison mère regroupe tous ses ateliers un temps disséminés dans Pétersbourg dans un immeuble construit sur mesure par l’un de ses cousins, en face de la petite boutique acquise par Gustave Fabergé 58 ans plus tôt.

    Aussi isolé dans son atelier que Nicolas II l'est dans son palais, loin des grondements de la rue qui se font de plus en plus pressants, Fabergé est à son apogée.

    Ni la grève générale, ni les coups de feu tirés sur sa façade en 1905 ne le font quitter sa ville natale qu'il aime plus que tout. À Pâques, il livre au tsar « l'Œuf du temple de l'Amour », dont les dessins originaux sont signés du talentueux artiste Alexandre Benois.

    Il ouvre une nouvelle filiale à Kiev et, l'année suivante, à Londres où il est très demandé, notamment par le roi Edouard VII qui lui commande tous les animaux de sa ferme de Sandringham, sculptés en pierre dure. Un travail remarquable qui ne manque pas de susciter des envies que Fabergé a du mal à contenter.

     

    Une ferme royale en miniature par Fabergé : pour le pékinois de l'épouse d'Édouard VII, Fabergé a privilégié la fluorite, tours avec des diamants rose pour les yeux. Le lapin présenté en agrandissement est réalisé en agathe et diamants roses

     

    Un empire bien fragile !

    N'ayant pas cédé aux sirènes de l'industrialisation, Fabergé ne fait que des pièces uniques, parfois à perte puisqu’il élimine toutes celles qui ne sont pas absolument parfaites, y compris lorsqu’il s’agit d’un petit œuf à cinq roubles. Pour lui, seule la qualité compte et il souhaite rester accessible à tous.

    Outre ses luxueuses parures, il continue à créer de petits bijoux et édite même un catalogue pour que les clients éloignés puissent commander par correspondance ! Fragile, reposant sur un ancien modèle où le temps passé n’avait aucune importance dès lors que l’on atteignait le seul but qui compte aux yeux de Fabergé : la perfection, cet empire de luxe bâti en une génération va s'effondrer comme un château de carte.

     

    Broche en or, en argent, en aigue-marine et en diamants de Fabergé, avec la marque du maître d'oeuvre d'August Hollming, Saint-Pétersbourg, 1908-1913.

     

    Le premier coup est porté en 1914 avec l'entrée en guerre de la Russie. Brutalement, la plupart des ouvriers sont envoyés au front ou, pour ceux d’origine étrangère, dans leur pays. De plus, il devient impossible de s'approvisionner en matériaux de qualité et une bonne partie des clients de l’orfèvre quittent le pays. Incapable de travailler et souhaitant contribuer à l'effort de guerre de son pays, Fabergé se reconvertit dans le petit matériel médical et celui réservé aux troupes.

     

    L'oeuf militaire en acier, Fabergé, 1916, Palais des Armures, Moscou. Réalisé pendant la Première Guerre mondiale lorsque l'utilisation de métaux précieux pour faire des bijoux a été interdit,  l'œuf contient la peinture miniature de Vassily Zuiev sur ivoire montrant Nicolas II et le tsarévitch Alexei avec des soldats russes au front.

     

    À la place des bijoux et objets précieux, il fabrique timbales et seringues ! Les œufs impériaux de 1915 et 1916 sont eux aussi d'une sobriété exemplaire, bien loin des débauches de pierres et matériaux précieux des années précédentes. 

    Dans les premiers temps de la Révolution, Fabergé qui a toujours valorisé le travail de ses ouvriers reste optimiste. Il transforme son entreprise en société anonyme et en partage le contrôle avec un comité d'employés pour continuer à faire ce qu'il aime. Mais ses filiales ferment les unes après les autres et les conditions de vie à Petrograd se détériorent rapidement.

    Alors que la ville est assiégée, il n'est pas rare d'échanger une œuvre d'art contre un citron ou un paquet de sucre ! Les aristocrates qui peuvent encore fuir le font en se servent des objets Fabergé comme monnaie d'échange. Ironie du sort bien amère pour ces créations jugées futiles et inutiles qui deviennent des objets de survie pour les exilés qui les revendent en arrivant en exil en France, notamment.

     

    Carl Fabergé en fauteuil roulant avec son épouse (à l'extrême droite), Wiesbaden, 1918,  (von Habsburg, Géza, Fabergé, 1986, 30), DR.

     

    Fin 1918, l'orfèvre que l’on considère proche de l’Ancien Régime, est arrêté par les bolchéviques, mais il sera vite relâché, grâce au soutien de ses ouvriers qui plaident sa cause et témoignent de son engagement auprès des ouvriers. Ils rappellent ainsi que l’orfèvre a créé une cantine dans ses ateliers dès le début de la guerre afin que ses ouvriers aient au moins un repas par jour.

    Son fils Agathon a moins de chance, il reste en prison des mois durant avant que les bolchéviques s'aperçoivent qu'ils détiennent un éminent spécialiste des pierres précieuses et le fassent libérer afin qu'il expertise les joyaux de la couronne et autres trésors sur lesquels ils ont fait main basse. Car les bolchéviques ont du flair : lorsqu'ils envoient la famille Romanov en exil, ils leur permettent d'emmener avec eux tout ce qu'ils souhaitent. Tout... sauf les œufs impériaux et autres objets Fabergé qui seront par la suite vendus dans le monde entier pour financer le nouveau régime.

    Heureusement, l'orfèvre n'aura pas à voir cela, ni le pillage de son immeuble. À 72 ans, après avoir signé, sous la contrainte, la nationalisation de son affaire, il fuit Petrograd, de nuit et déguisé en cocher avec la complicité de ses amis de l’ambassade de Grande-Bretagne. Il est contraint de tout laisser derrière lui lorsqu’il entreprend son périple qui le conduira jusqu’en Suisse où il meurt en exil deux ans plus tard, le cœur brisé. Aujourd’hui, on peut voir sa tombe dans le carré orthodoxe du cimetière de Cannes où ses enfants ont fait rapatrier son corps pour qu’il repose auprès de son épouse.

     

    Que sont devenus les œufs de Fabergé ?

    Entre 1885 et 1915, la maison Fabergé a créé 50 œufs de Pâques pour le tsar. La plupart se trouvent aujourd'hui dans des musées, aux États-Unis ou en Russie. Sept manquent encore à l'appel depuis que l'on a retrouvé l'un d'entre eux en 2014, aux États-Unis, chez un ferrailleur. Ce dernier avait acheté l'objet précieux l'équivalent de 10 000 euros sur un marché aux puces sans connaître sa provenance. Il a été vendu quelques années plus tard 24 millions d'euros. Les experts estiment que deux sont encore en circulation, peut-être dans des collections privées, tandis que les autres n'auraient pas survécus à la révolution...

     

    L'œuf Fabergé impérial retrouvé chez un ferrailleur aux États-Unis en 2014. L'œuf renferme une montre Vacheron Constantin (voir agrandissement).

    L'auteur : Caroline Charron

     

    Histoire Moderne 2:  Carl Fabergé (1846 - 1920) - Les œufs du paradis

     

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    Les Khazars

    La chute de l'empire

     

     

    Ce qui a fait la force des Khazars va cependant causer leur perte. S’ils réussissent à garder leur identité de peuple de la steppe, jusqu'à se convertir au judaïsme, ils conservent aussi un pouvoir essentiellement clanique, sans État. Au moindre signe de faiblesse, les clans et tribus qui leurs sont soumis sont tentés de se révolter. Après une période de troubles dans les années 830, le rapport de force se renverse dans la seconde moitié du IXe siècle et conduit à la chute de l’empire khazar.

    Thomas Tanase
     

    Combats autour de la steppe

    Un nouveau peuple, les Magyars, commence à prendre de l’importance. Ils ne sont pas turcophones ; leur langue est ougrienne et ils apparaissent dans les régions de l’Oural et de la Volga. Après s’être structurés sous l’autorité des Khazars, ils se répandent progressivement dans « l’Etelköz », la région entre le Dniepr et l’embouchure du Danube. Ils y ont sans doute été poussés par les Petchenègues, un peuple turcophone ennemi des Khazars, qui a lui-même franchi la Volga sous la pression des guerriers turcs Oghouz, établis du côté de la mer d’Aral.

    Les Magyars vont s’allier aux Khazars contre les Petchenègues, mais au IXe siècle, les Khazars peinent désormais à bloquer l’expansion arabe musulmane. C’est également au cours de ces années, de la fin du IXe siècle au début du Xe, que se rassemblent les populations slaves du Dniepr à la Volga autour d’un pouvoir d’origine viking, symbolisé par la figure du légendaire Rurik, puis du prince Oleg qui va notamment unir les « Ros » autour de Kiev.

     

    Solidus de Léon VI et Constantin VII Porphyrogennetos, 908-912

     

     

    Pendant ce temps, dans les Balkans, l’empire bulgare est à son apogée. Pour les contenir, l’empereur byzantin Léon VI (886-912) demande l’aide des Khazars ainsi que de leurs alliés magyars dirigés par Arpad. En retour, les Bulgares encouragent les Petchenègues à attaquer les Magyars et les Khazars sur leurs arrières. Une stratégie payante puisque les Magyars sont obligés de fuir en Pannonie vers 895. Ils sont accompagnés d’un groupe de rebelles khazars, les Kabars : ils formeront plus tard la Hongrie.

    Au Xe siècle, les Petchenègues contrôlent les rives de la mer Noire et les Byzantins entament une reconquête de la Crimée : le territoire khazar se réduit donc comme peau de chagrin. Cessant de soutenir ses alliés d’hier, Constantinople entre en relations avec les Petchenègues ou les Russes. Les Byzantins estiment les Khazars incapables de maîtriser la situation et les jugent d’autant moins utiles qu’ils se sont convertis au judaïsme.

    Mais c’est la principauté de Kiev qui va porter le coup de grâce aux Khazars. En 964, le prince Sviatoslav entame une longue guerre contre eux avec l’aide des Oghouz. Allié aux Byzantins, il descend vers le Danube pour combattre les Bulgares. Il reprend ensuite la guerre contre les Khazars en 968 et ravage leur capitale Atil.

    Puis les troupes du prince de Kiev se retirent, remplacées par les Oghouz. Le khanat des Khazars survit mais il ne peut plus peser sur les événements. Ce sont désormais les Ros, les Petchenègues et d’autres peuples issus du monde des Oghouz qui jouent les premiers rôles.

     

    Poursuite des guerriers de Sviatoslav par l'armée petchénègue, chronique de Jean Skylitzes, XIe-XIIe siècle, manuscrit de Madrid, Bibliothèque national d'Espagne.

     

     

    Vassalisés, les Khazars sont devenus tellement insignifiants que personne ne note plus leur présence, encore moins leur disparition. Peut-être des groupes se sont-ils maintenus jusqu’au passage des Mongols qui, vers 1240, détruisent tous les pouvoirs de la région. Mais la disparition des Khazars n’est mystérieuse qu’en apparence. Ils ont suivi la trajectoire de ces grandes confédérations de la steppe, capables un temps de réunir clans et tribus avant de se décomposer et d’être remplacées.

    Cela ne signifie pas pour autant que les Khazars n’aient laissé aucun héritage. Arthur Koestler a popularisé l’idée d’une « treizième tribu » d’Israël, postulant que les Khazars auraient été la véritable origine des populations ashkénazes, ces communautés juives d’Europe centrale et orientale.

    Les historiens ont plus que nuancé cette idée, qui repose sur une exagération manifeste. Ils ont parfois nié en bloc toute forme de lien, surtout si l’on estime que la conversion des Khazars n’a jamais concerné qu’une élite restreinte. Mais ce point de vue est lui-même aujourd’hui de plus en plus souvent nuancé.

    De fait, une part du peuple khazar s’est bien convertie au judaïsme. Il n’est donc pas impossible, même si cela fait toujours l’objet d’un débat, que des groupes d’origine khazare aient été intégrés dans les populations juives est-européennes ou russes. Mais il ne s’agirait alors que d’un élément parmi bien d’autres, sans doute limité, dans une formation qui s’inscrit sur le temps long.

    Les Turcs seldjoukides, appelés à une grande destinée, à l’origine lointaine de la Turquie moderne, sont issus de ces Oghouz qui ont côtoyé les Khazars ; on s’est parfois demandé, là aussi à titre d’hypothèse, si le fait que le fondateur de la dynastie, Seldjouk, ait appelé ses fils Mikhaïl (Michel), Yunus (Jonas), Musa (Moïse) et Israël ne témoigne pas d’une influence khazare.

     

    Miniature de l'arrivée des Hongrois dans le bassin des Carpates, Chronicon Pictum (chronique du Royaume de Hongrie), XIVe siècle.

     

     

     

    Les Hongrois se sont structurés au contact des Khazars et en portent une part d’héritage. La formation de la nation russe doit elle aussi quelque chose aux Khazars, même si c’est sur un mode antagoniste. C’est parce qu’ils ont ouvert un espace plus large, vers Constantinople, que les tribus slaves ont pu commencer à se développer.

    L’empire khazar se caractérisait par une ouverture vers les routes de l’Europe orientale, la mer Noire, l’axe de la Volga et la steppe. La Russie reprendra à son compte cette perspective. Les populations khazares ont aussi participé à la genèse du peuple russe, auxquelles elles ont été progressivement intégrées. Plus globalement, c’est sans doute grâce à cet empire défunt que l’orthodoxie doit d'avoir pu se diffuser parmi les peuples slaves. L’empire khazar a donc bien joué un rôle décisif dans l’Histoire du monde.

    Bibliographie

    J. Piatigorsky et J. Sapir (dir.), L’empire khazar, VIIe-XIe siècle. L’énigme d’un peuple cavalier, Paris, 2005,
    I. Lebedynsky, Les Nomades, Paris, 2003,
    D. M. Dunlop, The History of the Jewish Khazars, Princeton, 1954,
    P. B. Golden, H. Ben-Shammai et A. Róna-Tas (dir.), The World of the Khazars, Leiden, 2007.

     

    Histoire Moderne 2:  Les Khazars - La chute de l'empire

     

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    Les Khazars

    Juifs de la steppe

     

     

    Alliés de l’empire byzantin orthodoxe et en butte aux volontés expansionnistes des Arabes musulmans, les chefs khazars vont se convertir à la religion des tribus d’Israël. Un choix pour le moins surprenant de la part de ces redoutables nomades de la steppe, mais rationnel d'un point de vue géopolitique...

    Thomas Tanase
     

    Expédition menée par Ibn Fadlan sur la Volga, illustration extraite de l'ouvrage : Les plus anciennes nouvelles arabes sur les Bulgares de la Volga, Ch. M. Fraehn, 1823.

    La conversion au judaïsme

    D’après les sources arabes, la religion des Khazars était à l’origine tout à fait représentative des pratiques religieuses des peuples de la steppe. Ils vénéraient le Tengri, la divinité supérieure assimilée à la voûte céleste, le tout sans doute accompagné d’un culte des esprits et de pratiques chamaniques.

     

    Les ruines de la forteresse de Sarkel (située sur la rive droite du Don inférieur, dans l'actuel oblast de Rostov, au sud-ouest de la Russie) fut édifiée par les Khazars vers 830. L'agrandissement montre des prisonnières travaillant sur les fouilles, dans l'expédition archéologique du professeur Artamonova dans les années 1949-1951.

    Les dignitaires étaient enterrés avec toutes leurs richesses, y compris leurs chevaux, pour les accompagner dans l’autre monde. Au Xe siècle, le voyageur arabe Ibn Fadlan note aussi des sacrifices d’esclaves lors de leurs funérailles, selon une pratique venue de la steppe.

    Il semble que l'autorité était partagée chez les Khazars entre deux personnes : le pouvoir royal supérieur était exercé par un khan dépositaire du qut, la force magique qui lui permettait de régner ; le pouvoir politique effectif était quant à lui confié à un bek.

    Le khan vivait à l’écart avec ses concubines. On ne pouvait donc entrer en contact avec lui qu’avec le respect le plus insigne. Mais en cas de catastrophes ou de défaites, il pouvait être exécuté. De même, après quarante ans de règne, il était mis à mort de manière rituelle, à savoir étranglé afin que son sang ne soit pas versé.

     

    Artefacts extraits des fouilles de Sarkel, musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg, Russie, B.R. Long, DR.

    Des marchands chrétiens et musulmans se sont rapidement installés le long des voies commerciales qui animaient l’empire khazar. Les fourrures, le miel et la cire venus des terres slaves transitaient des ports de Crimée vers Constantinople ou empruntaient la Volga pour accéder au monde musulman à travers le Caucase.

    Les esclaves capturés à la guerre nourrissaient aussi les flux commerciaux vers le Moyen-Orient et la Méditerranée. Les taxes sur ces échanges ont procuré aux Khazars tissus et produits de luxe.

    Progressivement, ils se sont sédentarisés et ont développé une économie urbaine. De petites communautés juives se sont aussi installée le long des axes commerciaux. C’est dans ce contexte qu’est intervenu la conversion du peuple khazar au judaïsme. Les sources arabes du IXe siècle la datent du califat d’Haroun al-Rachid, aux environs de l’an 800, mais elle a dû se faire progressivement à partir des années 730.

     

    Artefacts extraits des fouilles de Sarkel, musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg, Russie, B. R. Long, DR.

    En 737, une victoire momentanée des troupes musulmanes dans le Caucase aurait obligé un khan khazar à se convertir à l’islam mais cette conversion n'a pas été suivie d’effet, ledit khan ayant été rapidement mis à mort.

    Se convertir au judaïsme présentait pour les Khazars un intérêt évident : préserver leur indépendance tout en entrant dans le monde des religions monothéistes et des grands empires sédentaires ! En effet, s’ils avaient adopté la foi chrétienne, ils seraient entrés dans la sphère d’influence byzantine. Devenir musulmans était une option encore moins envisageable puisque le califat était un ennemi de toujours. 

    Dans un premier temps, seul le clan dirigeant a dû se convertir. La diffusion du judaïsme a dû s’élargir ensuite, au cours des IXe et Xe siècles, à des couches plus larges de la population, même si elle est restée globalement minoritaire. D’autres Khazars sont tout de même aussi devenus chrétiens ou musulmans, sans oublier ceux qui ont choisi de conserver leur foi traditionnelle.

    À l’instar des autres empires de la steppe, le pouvoir khazar a laissé cohabiter les différents cultes. En 860, l’empereur byzantin Michel III et le patriarche Photios ont bien tenté de rebattre les cartes en envoyant saint Cyrille, le futur apôtre des peuples slaves, en mission. Mais le judaïsme était manifestement déjà bien installé et les résultats de cet apostolat furent modestes.

     

    Un fragment de brique avec des symboles juifs, menorah (chandelier), lulav (branche de palmier) et etrog (cédrat), retrouvé sur le site funéraire de Čipska šuma, embouchure du Danube, près de Čelarevo (Bačka, Voïvodine), D.R.

     
    Des sources concordantes

    La nouvelle de la conversion des Khazars parut si inouïe qu’elle est arrivée jusqu’en Andalousie (al-Andalus), l’Espagne sous domination musulmane.

     

    Hasdaï ibn Shaprut, ministre d'Abd al-Rahman III. L'agrandissement montre un aperçu de l'intérieur de Ben Ezra, la synagogue la plus ancienne du Caire.

    C'est ainsi que vers 950, Hasdaï ibn Shaprut, ministre juif du grand Abd al-Rahman III, essaye depuis Cordoue d’en savoir plus et envoie ses émissaires auprès des Khazars. Plusieurs documents ont été retrouvés, parmi lesquels une longue lettre écrite, semble-t-il, par Hasdaï pour présenter l’émirat de Cordoue aux Khazars.

    Ses émissaires semblent cependant avoir été bloqués à Constantinople, où un informateur juif aurait rédigé un rapport pour Hasdaï : ce serait l’origine d’un texte anonyme retrouvé dans la genizah de la synagogue du Caire (la pièce où l'on déposait les textes que l’on voulait conserver).

    Cependant, un roi khazar nommé Joseph a bien écrit une lettre sous deux formes - une longue et une abrégée - destinée au ministre juif Hasdaï ibn Shaprut vivant dans l’émirat de Cordoue. Un émissaire de Hasdaï a donc probablement réussi à entrer dans le royaume khazar pour rapporter cette réponse. Selon les écrits de ce roi, ce serait un bekconverti, Boulan, qui aurait contribué vers l’an 730 à diffuser le judaïsme.

     

    Notons que la genizah du Caire a aussi conservé une lettre de recommandation pour un voyageur, sans doute écrite au Xe siècle, qui mentionne une communauté juive à Kiev, exactement au moment où cette ville commence à apparaître sur la scène historique. 

    Enfin, il existe aussi un dialogue fictif écrit par Juda Halevi, le fameux poète et philosophe juif ibérique du XIIe siècle, qui explicite les raisons de la conversion au judaïsme des Khazars.

    La conversion des Khazars est aussi le signe de l’accélération des échanges sur un espace géographique élargi, depuis la Méditerranée jusqu’à la Volga et la mer Baltique. C’est l’époque où le chef des services de la poste (et du renseignement) des califes de Bagdad, ibn Khordadhbeh, décrit un réseau de marchands juifs, les Radhanites, qui circulent de la péninsule ibérique jusqu’à la Chine en traversant l’Égypte, ou bien gagnent Constantinople, puis l’empire khazar et les régions slaves.

    Pendant ce temps, des Vikings descendent les fleuves russes depuis la Baltique jusqu’à Constantinople tandis que, dans le sens inverse, des caravanes de plusieurs milliers d’hommes partent de Bagdad pour rejoindre les Bulgares de la haute Volga. La prise de contact entre les Khazars et le ministre juif andalou d’Abd al-Rahman III n’est finalement que l’un des effets les plus surprenants de cet élargissement du monde.

    L'arrivée des Magyars va rebattre les cartes dans la steppe et conduire à la disparition des Khazars et l'oubli de leur singulière judéité...

     

    Abd-al-Rahman III reçoit des émissaires, Dionisio Baixeras Verdaguer, 1885, université de Barcelone.

     

    Histoire Moderne 2:  Les Khazars - Juifs de la steppe

     

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    Les Khazars

    Des nomades au secours de Byzance

     

     

    Étrange destin que celui des Khazars. Ce peuple turcophone issu des steppes d’Asie centrale a constitué un puissant empire autour de l’actuelle mer Caspienne.

     

    Buste d'un guerrier khazar, illustration extraite d'une encyclopédie ukrainienne, Institut des études ukrainiennes, Université de Toronto, Canada.

    C’est lui qui a préservé le Caucase de la conquête arabe musulmane et soutenu la lutte de l’empire byzantin contre son puissant voisin perse. Aux VIIe-IXe siècles, il jouait donc un rôle déterminant sur la scène du monde.

    Plus étonnant encore : ce peuple turcophone s’est en partie converti au judaïsme, cas unique en son genre. « On trouve des musulmans, des chrétiens, des juifs, des païens. Le roi, sa suite et sa parentèle sont juifs. Le roi des Khazars est devenu juif à l’époque du califat d’Haroun al-Rashid », témoigne vers 950 le géographe et voyageur de Bagdad al-Masudi. Malgré son importance stratégique, dont le monde actuel porte encore la marque, l’empire khazar a pourtant disparu sans guère laisser de traces... 

    Pouchkine évoquera néanmoins ces « Khazars insensés » dans La chanson d’Oleg le Très Sage. Bien peu de choses au fond.

    Thomas Tanase
     

    Objet issu des fouilles où se trouvait Atil, capitale khazare (région d'Astrakhan en Russie), VIIIe-IXe siècle,  musée historique d'État de Moscou.

    Les Khazars, un peuple de la steppe

    Dès leur origine, les empires chinois mais aussi perse et romain sont en interaction avec les peuples nomades dits « barbares », échangeant tributs, marchandises, mercenaires… et parfois épouses.

     

    Plaque de bronze d'un homme du plateau d'Ordos occupé par les Xiongnu, IIIe-Ier siècle av. J.-C., British Museum, Londres.

    La fondation de l’empire chinois en 221 av. J.-C. est contemporaine de celle du premier empire de la steppe fondé par les Xiongnu, l’un des peuples turcophones qui nomadisent en Asie centrale. Érigée à cette époque-là, la Muraille de Chine témoigne du souci des sédentaires de se protéger des incursions nomades.

    Au VIe siècle de notre ère émergent les Turcs célestes (Gök Türk), dont l'immense empire s’étend de la mer d’Aral jusqu’aux portes de la Chine. Le nom « turc » est alors employé pour la première fois sur des stèles rappelant le pouvoir céleste de leur souverain, le grand-khan. Il sera conservé jusqu’à l’arrivée du Mongol Gengis Khan.

    Preuve de leur importance, les Byzantins ont envoyé dès 568 un ambassadeur auprès du grand-khan qui résidait dans les monts Altaï.

     

    Le buste de Bumin Kagan, fondateur du khanat Göktürk.

    Les Khazars sont nés aux marges occidentales de ce premier empire turc et ils en tirent leurs caractéristiques fondamentales. Ensemble composite de populations turques et nomades, ce peuple s’est uni autour d’un clan dirigeant, les Ashina, fondateurs de l’empire turc céleste.

    C'est en 589 qu'ils apparaissent pour la première fois comme un ensemble constitué, lorsqu’ils sont intégrés à l’armée turque pour attaquer les Perses. À cette date, il s’agit encore d’une tribu sans grande importance, basée dans le Daghestan actuel, situé dans le Caucase.

     

    Détail d'une gravure représentant un guerrier bulgare ou avar victorieux à cheval avec un captif, aiguière en or, VIIe-IXe siècle. L'agrandissement présente l'un des objets du trésor de Nagyszentmiklós, trouvé en 1799 à Sânnicolau Mare (anciennement la Hongrie - actuellement la Roumanie), Kunsthistorisches Museum, Vienne, Autriche.

    Leur destin bascule à la génération suivante... En 626, l’empire byzantin semble perdu. Alors que les armées du basileus Héraclius sont occupées en Asie mineure à lutter contre les Perses, les Avars, un peuple turcophone allié à des Slaves venus des Balkans, assiègent Constantinople.

    En désespoir de cause, Héraclius renverse la situation en nouant une alliance avec les Khazars. L'année suivante, il fait sa jonction avec les troupes du grand-khan khazar Ziebil devant Tiflis (Tbilissi), actuelle capitale de la Géorgie.

    Pris en tenaille, les Perses sont enfin vaincus. La catastrophe annoncée s’est transformée en victoire miraculeuse, propulsant les Khazars sur les devants de la scène de l’Histoire. Comme l’empire des Turcs célestes, de plus en plus divisé, n’est plus en mesure de contrôler ses confins, les Khazars et un autre peuple turcophone, les Bulgares, se livrent une guerre féroce.

    L’éphémère empire bulgare est défait vers 670. Une partie de ses habitants fuit vers les Balkans et s’assimile aux populations slaves tout en leur offrant un encadrement militaire : ils vont former le creuset de la future nation bulgare. 

    Les Khazars en profitent pour occuper l’espace ainsi libéré de sorte que, vers 670, ils dominent un immense territoire, allant de l’embouchure du Danube jusqu’à la mer Caspienne, avec un centre de gravité situé sur la basse-Volga, dont Atil est la capitale. La Crimée, colonisée par les Grecs depuis l’Antiquité et restée jusqu’au VIIe siècle sous domination byzantine, passe alors progressivement sous leur domination, à l’exception de l’important port grec de Chersonèse (la Sébastopol actuelle).

    Ce vaste empire Khazar va jouer un rôle fondamental aux VIIIe et IXe siècles...

     

    Histoire Moderne 2:  Les Khazars - Des nomades au secours de Byzance

    Le verrou de la mer Noire

    À partir des années 630, les Arabes musulmans réussissent à conquérir un immense espace. Après s’être emparés de la Perse, ils sont en mesure d’investir le Caucase dès 654. Ils se heurtent alors pour la première fois aux Khazars. C’est le début d’un long conflit, émaillé de trêves périodiques.

    Entre temps, la situation s’est de nouveau dégradée à Constantinople et le pouvoir impérial implose. En 695, l’empereur destitué Justinien II se réfugie à Chersonèse (Crimée), pour se placer sous la protection des Khazars. 

     

    Les Arabes attaquent Constantinople sous le règne de l'empereur Léon III, Le second siège arabe de Constantinople, Chronique de Constantine Manasses, XIVe siècle.

    En 704, les Khazars lui retirent leur protection et se disposent à le livrer à Constantinople. Manque de chance, Justinien s’évade et parvient à reprendre les rênes du pouvoir !

    Cinq ans plus tard, en 711, les Byzantins sont de nouveau en difficulté. Chersonèse, soutenu par les Khazars, se révolte. Justinien II envoie une flotte pour réduire les insurgés mais l’armée se rebelle à son tour et marche sur Constantinople pour le destituer. Dans le tumulte qui s’ensuit, l’empereur est assassiné et c’est un chef militaire, Léon, qui lui succède.

    À cette même période, Byzance doit également subir l’assaut des Arabes qui assiègent la ville. Une fois encore, l’empire byzantin sera sauvé par les Khazars. Pour se prémunir de leurs attaques, le calife de Bagdad a détourné contre eux une partie de ses troupes. Il a donc entamé le siège de Byzance avec une armée amoindrie et, de ce fait, ne parvient pas à obtenir la reddition de la ville.

    Parfaitement conscient des enjeux stratégiques, Léon III scelle une alliance avec ses nouveaux alliés en mariant son fils et héritier, Constantin, à une princesse khazare nommée Çicek (Fleur). Baptisée sous le nom d’Irène, elle donnera le jour à l’empereur Léon IV « le Khazar ». On lui attribue un célèbre vêtement byzantin de cette époque, une riche tunique brodée nommée tzitzakion.

     

    Solidus (monnaie romaine) sur lequel figure Léon III. L'agrandissement montre son fils, Constantin V.

    Léon III et son fils Constantin V s'attireront une mauvaise réputation dans l’histoire byzantine en raison de leur iconoclasme. Il n'empêche que leur alliance avec les Khazars a contribué à préserver l'empire des menaces venues des conquérants arabes. Cette alliance s'est prolongée jusqu'à l'orée de l'An Mil et il n’est d’ailleurs pas impossible que le père du patriarche Photios, la grande figure de l’Église orthodoxe du Xe siècle, ait été d’origine khazare. Dans un moment de colère, l’empereur Michel III n’a-t-il pas traité Photios de « mufle khazar » ?

    Dans le Caucase, cependant, les escarmouches avec les troupes de l'empire abbasside de Bagdad sont incessantes et ne font que s’intensifier. Par leur résistance obstinée, les Khazars font obstacle à l’expansion musulmane qui va se détourner vers l'Asie centrale, préservant du même coup le monde russe. À la même époque, d'autres populations turcophones commencent leur migration de la steppe vers le Moyen-Orient où elles vont constituer une élite guerrière au service de Bagdad.

    Si ces rapports conflictuels avec le monde arabo-musulman laissait difficilement augurer une conversion à l’Islam, conduisaient-ils pour autant à l’adoption de la religion juive ? C’est pourtant cette voie qu’ont décidé d’emprunter les dirigeants khazars au VIIIe siècle.

     

     

    Histoire Moderne 2:  Les Khazars - Des nomades au secours de Byzance

     

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