• Histoire Moderne 2: États-Nations : la divergence européenne

     

    États-Nations : la divergence européenne

     

     

    Au milieu du XIIIe siècle, le monde civilisé se partage entre de grands empires, les uns en pleine croissance comme les empires mongols, les autres en déliquescence comme l'empire byzantin.

     

     

    Le château-fort de Cautrenon, en Auvergne, dessin de Guillaume Revel dans l'Armorial du duc de Bourbon (XV° siècle), BNF

    Tous suivent une « loi » entrevue par l'historien Ibn Khaldoun, selon laquelle les empires sont voués à périr sous les coups des barbares de leurs frontières et renaître à l'initiative de ces mêmes barbares.

    L'Europe occidentale constitue l'exception la plus notable avec l'émergence d'États-Nations appelés à durer jusqu'à nos jours. Que s’est-il passé pour qu’après l’An Mil, elle diverge et s’écarte de la loi commune ? La naissance improbable des États-Nations invaliderait-elle la thèse d’Ibn Khaldoun ?

     

    Le bréviaire d'Alaric, code de lois wisigoth publié en 506 : on  voit ici le roi, un évêque, un duc et un comte (miniature d'une copie du IXe siècle, BNF)

    L’État de droit, enfant de la ruralité

    Avec la quasi-disparition du commerce en Occident, au temps des Carolingiens, on a vu que les puissants n’avaient plus d’autres richesses que les réserves de leurs domaines ruraux. Comtes et ducs, évêques et abbés étaient donc attachés à ceux-ci.

     

    Calendrier des travaux agricoles (1306, extrait du Rustican, Pietro de' Crescenzi, Musée Condé, Chantilly)

    Leurs liens avec la terre se renforcent quand, pour s’assurer de la fidélité de ses compagnons de combat, un petit-fils de Charlemagne leur concède un droit héréditaire sur leurs fiefs. Ainsi va se développer un solide maillage de seigneuries et autant de villages qui assurent leur entretien.

    Après les bouleversements démographiques des siècles précédents, la population se stabilise et s'enracine. Bénéficiant d'une paix relative et aussi d'un radoucissement du climat, les campagnes dégagent des surplus qui alimentent les échanges et génèrent des villes industrieuses et commerçantes.

    Chaque région cultive son parler, ses usages et ses coutumes. Celles-ci, avec le temps, acquièrent force de loi. Les Anglais les désignent sous le nom de « common law », par opposition à la loi édictée par le pouvoir. Elles vont s'imposer aux puissants comme aux humbles et devenir le socle des États en gestation.

    Cette conception du droit est inédite et propre à l'Occident médiéval. Privilégiant l'attachement à la terre et à la communauté villageoise, elle exclut naturellement l'esclavage, lequel se retrouve partout ailleurs et en particulier dans les empires. Le roi de France Louis X le Hutin publie le 3 juillet 1315 un édit qui affirme que « selon le droit de nature, chacun doit naître franc ». Officiellement, depuis cette date, « le sol de France affranchit l'esclave qui le touche ».

     

    Calendrier des travaux agricoles (1306, extrait du Rustican, Pietro de' Crescenzi, Musée Condé, Chantilly)

    L'attachement des Occidentaux aux règles juridiques surprend les Arabes en contact avec les Francs ainsi que le note l'écrivain Amin Maalouf dans son essai sur Les croisades vues par les Arabes (J'ai Lu, 1988) : «  Oussama a remarqué, lors d'une visite au royaume de Jérusalem, que "lorsque les chevaliers rendent une sentence, celle-ci ne peut être modifiée ni cassée par le roi". Encore plus significatif est ce témoignage d'Ibn Jobair : "Nous avons traversé une suite ininterrompue de fermes et de villages aux terres efficacement exploitées. Leurs habitants sont tous musulmans, mais ils vivent dans le bien-être avec les Franj [Francs ou croisés]. Leurs habitations leur appartiennent et tous leurs biens leur sont laissés. Or le doute pénètre dans le coeur d'un grand nombre de ces hommes quand ils comparent leur sort à celui de leurs frères qui vivent en territoire musulman. Ces derniers souffrent, en effet, de l'injustice de leurs coreligionnaires alors que les Franj agissent avec équité  ».

    Le lien avec la terre natale fait qu'au XIIe siècle, on commence à employer le mot « nation » (du latin nascere, « naître »), mais c'est pour qualifier les étudiants de même origine dans les universités de Bologne et Paris. Il y a ainsi la nation picarde, la nation normande...

    Le sentiment d'appartenance nationale se révèle à la fameuse bataille de Bouvines, en 1214, quand les milices bourgeoises prêtent main forte à l'armée féodale pour repousser une coalition en guerre contre le roi de France.

    Dans ce contexte, que devient l'empire d'Otton ? Il dépérit.

    Le titulaire du Saint Empire a les plus grandes difficultés à prélever l'impôt et manque d'autorité sur les seigneuries laïques et ecclésiastiques ainsi que sur les républiques urbaines. Pour imposer sa volonté, il n'a d'autre moyen que de faire appel au bon vouloir de ses vassaux, les barons d'Allemagne, lesquels ont d'autres priorités en tête.

     

    Combattants mongols en Chine

    Les barbares, chance et malédiction des empires

    Voilà ce qui fait la différence - capitale - entre l'empereur d'Occident et son homologue chinois. Celui-ci, conformément au schéma d'Ibn Khaldoun, peut recruter des mercenaires et des alliés parmi les barbares qui nomadisent aux confins de l'empire, Turcs, Ouigours, Mongols, Tibétains...

    Ces combattants étrangers sans attache locale n'ont aucun scrupule à réprimer les Chinois qui s'opposent à l'empereur. Ils empêchent aussi la formation d'une féodalité chinoise qui ferait obstacle à son autorité. Tout va pour le mieux jusqu'au moment où des barbares se lassent d'obéir à l'empereur ou envahissent le pays : s'ouvre alors un nouveau cycle avec période de troubles et nouvelle dynastie.

    Ce qui est bon pour l'empereur et pour l'intégrité de la Chine ne l'est pas pour la justice et l'équité. L'arbitraire est le lot commun. Si les habitants de la capitale, l'entourage de l'empereur et ses troupes vivent dans l'opulence grâce aux impôts dont sont accablés les paysans, il n'en va pas de même de ces derniers qui, dans l'incertitude du lendemain, n'osent épargner et investir.

    On peut voir dans cet arbitraire la raison qui va conduire les empires du IIe millénaire, la Chine, mais aussi Byzance, la Russie et les différents empires musulmans, à stagner tandis que s'épanouiront les États-Nations occidentaux.

    Amin Maalouf, cité plus haut, a entrevu le phénomène en auscultant les chroniques arabes des Croisades : «  Les Franj, dès leur arrivée en Orient, ont réussi à créer de véritables États. À Jérusalem, la succession se passait généralement sans heurts ; un conseil du royaume exerçait un contrôle effectif sur la politique du monarque et le clergé avait un rôle reconnu dans le jeu du pouvoir. Dans les États musulmans, rien de tel. Toute monarchie était menacée à la mort du monarque, toute transmission du pouvoir provoquait une guerre civile. Faut-il rejeter l'entière responsabilité de ce phénomène sur les invasions successives, qui remettaient constamment en cause l'existence même des États ? Faut-il incriminer les origines nomades des peuples qui ont dominé cette région, qu'il s'agisse des Arabes eux-mêmes, des Turcs ou des Mongols ?  ».

     

    Bienfaits de l'isolement

    De fait, ce qui distingue fondamentalement l'Europe occidentale des autres aires de civilisation, c'est qu'elle n'a connu aucune invasion à partir de 955 et de la victoire d'Otton sur les Hongrois. Les Mongols eux-mêmes se sont arrêtés en Hongrie sans émouvoir d'aucune façon les Occidentaux. Faute de barbares en périphérie, l'empereur d'Occident, à la différence de ses homologue chinois, arabe ou moghol, n'a jamais pu recruter des barbares qui auraient pu désarmer ses sujets et les pressurer à loisir.

    Ainsi, à l'abri de toute immixtion étrangère, des États de droit ont pu s'épanouir et durer dans l'ancien empire carolingien (entre Èbre, Elbe et Tibre) ainsi qu'en Angleterre. Ces États de droit ont inventé la démocratie et la liberté d'entreprendre, avec au bout du chemin la révolution industrielle.

    Une seule autre région du monde peut se féliciter de n'avoir connu aucune invasion ni vague migratoire au cours du dernier millénaire : l'archipel nippon. Est-ce un hasard si le Japon est aussi, en-dehors de la chrétienté médiévale, la seule autre région du monde à avoir connu une forme de féodalité ? Et le premier pays non-occidental à avoir adopté les recettes de la modernité : État de droit, éducation de masse, liberté d'entreprendre... ?

    La démonstration est belle. Soyons-en reconnaissants au vieil Ibn Khaldoun et à l'historien Gabriel Martinez-Gros qui a compris et mis en lumière sa pensée.

    André Larané

     

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