• Histoire Moderne-2: La Croisière jaune - Le défi insensé

     

    La Croisière jaune


    Le défi insensé

     

    du site herodote.net


    Parcourir 12 000 kilomètres, des rives de la Méditerranée à celles de la mer de Chine : en 1931, alors que l'Asie reste pour une bonne partie un territoire inhospitalier, c'est un projet fou ! Mais rien ne sembla arrêter les équipes de la Croisière jaune, poussées par la passion d'André Citroën.

    Déserts et hauts sommets, canicule et froid glacial, guerres civiles... Rien ne fut épargné à ce groupe d'hommes qui firent entrer leurs autochenilles dans la légende. Embarquez avec eux pour mieux comprendre le surnom de cette épopée : la « croisière héroïque ».

    Isabelle Grégor

     

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    Alexandre Iacovleff, Au Sinkiang, près d'un feu de bivouac, 1934, musée de Saint-Jean-d'Angély.

     

    Un galop d'essai

    « Le chameau est mort, la Citroën le remplace ! ». Pour André Citroën, aucun doute : la voiture, SA voiture, est une révolution. Inspiré par les méthodes de l'Américain Henry Ford, le génial polytechnicien a bien l'intention de faire connaître au plus grand monde son modèle A, une Torpedo de 8 CV. Et pour marquer les esprits, ceux du public comme ceux de la concurrence, il choisit de frapper fort : faire progresser ses chers véhicules à travers un des terrains les plus hostiles au monde, le Sahara.

     

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    Audouin-Dubreuil et Haardt chez le sultan de Zinder (Niger), 1924. En agrandissement, Cavaliers Djerma, Niger, Alexandre Iacovleff, 1924.

     

    Après quelques essais rassurants sur la dune du Pyla, près d’Arcachon, cinq autochenilles s'élancent en 1922 sur les pistes entre Touggourt et Tombouctou. Mais ce succès est décidément trop modeste pour André Citroën qui voit toujours plus loin, toujours plus grand. Pourquoi ne pas traverser l'Afrique entière ?

    Pour avaler ces 20 000 km de désert, de rivières en crue et de forêt vierge, une véritable machine de guerre se met en route. De l'Algérie à Madagascar, pendant 3 ans, les missions de reconnaissance se multiplient, les réseaux diplomatiques sont activés, des tonnes de ravitaillement sont envoyées sur place, déposées dans une trentaine de dépôts différents.

    Finalement l'« Expédition Citroën Centre-Afrique », sous la direction du duo Haardt, directeur des usines de la marque, et Audouin-Dubreuil, pilote d'avion et méhariste, réussit à atteindre son objectif au bout de 8 mois d'aventures. Les autochenilles ont rempli leur contrat en offrant du rêve au public qui peut, à travers les récits, photographies, dessins et 27 000 mètres de pellicules rapportés par les explorateurs, découvrir l'Afrique des années 20. Les scientifiques, de leur côté, se félicitent des nombreuses observations météorologiques, géographiques et médicales.

    Pour parachever le tout, on donne à l'expédition un surnom efficace : ce sera « La Croisière noire » puisqu'au milieu des mirages du Sahara les voitures semblaient voguer. L'épopée est entrée dans l'Histoire, André Citroën peut être satisfait. Pas tout à fait...

     

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    Traversée de l'Ouellé pendant la Croisière noire, mars 1925. En agrandissement, Les Membres de l'expédition croisière noire, 1927, musée du quai Branly - Jacques Chirac.

     

    La belle équipe

    Pour avoir l'idée folle de lancer une telle entreprise, il fallait ne pas hésiter à prendre de sacrés risques ! Des risques, André Citroën sut en prendre au cours d'une carrière d'entrepreneur bien remplie : lui qui a commencé en fabriquant des chevrons a su voir dans le fordisme la manière idéale d'atteindre son objectif, c'est-à-dire mettre la voiture à la portée du plus grand nombre. N'aurait-il pas affirmé : « Je voudrais que les trois premiers mots que prononce un enfant fussent : papa, maman, Citroën » ?

     

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    Tour Eiffel avec la publicité pour Citroën, 1925. L'agrandissement montre Georges-Marie Haardt et Louis Audouin-Dubreuil, in Le Raid Citroën. La Première Traversée du Sahara en Automobile. De Touggourt à Tombouctou par l'Atlantide. Paris, Plon, 1924.

     

    Notre inventeur du « prêt-à-rouler » à la française avec son modèle Type A fut aussi un visionnaire en matière de communication. « L'homme au monocle » n'hésita pas en effet à attirer les familles avec ses citroënnettes à pédales, ou encore à illuminer pendant près de 9 ans la tour Eiffel de son nom en lettres géantes. Lorsqu'il imagine, en 1922, « la première traversée du Sahara en automobile », il est bien conscient du bénéfice qu'il peut en tirer en matière d'image de marque. Il faut que l'on parle de Citroën, quel qu'en soit le coût ! Et pour réussir ce défi, il va s'entourer d'hommes de confiance, et des meilleurs.
    Georges-Marie Haardt, tout d'abord, a commencé par travailler comme ingénieur, administrateur et commercial au sein de la société Citroën dont il a accompagné l'essor. Discret, d'un calme à toute épreuve mais redoutablement efficace, il est tout désigné pour prendre la tête de l'expédition.


    Citroën lui adjoint un ancien hussard, pilote et méhariste, Louis Audouin-Dubreuil, « Ladé » pour les intimes qui savent qu'ils peuvent compter sur ce timide. Le dernier pilier de l'expédition est le tout jeune Victor Point, 27 ans, lieutenant de vaisseau dont la déjà riche expérience de la Chine va s'avérer cruciale dans la réussite de tous. Ils seront épaulés par des experts dans leur domaine, qu'ils soient mécaniciens, radios ou cameramen.
    Ajoutons à ces casse-cou des spécialistes qui justifient par leur présence l'appellation de « Mission artistique et scientifique à travers l'Asie » : on peut évoquer entre autres le russe Alexandre Iacovleff qui a la réputation de dessiner à la vitesse de la lumière, le conservateur du musée Guimet Joseph Hackin et un Jésuite, le révérend Teilhard de Chardin dont les connaissances en géologie n'ont d'égales que son savoir en paléontologie, acquis lors de précédents séjours en Mongolie comme en Somalie.

     

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    Carte présentant l'itinéraire approximatif (en rouge) puis, en agrandissement, carte avec le tracé du trajet réalisé par la Croisière jaune, cartes tirées de La Croisière jaune d'Ariane Audouin-Dubreuil.

     

    Direction plein Est !

    Pourquoi ne pas poursuivre sur la lancée de la Croisière noire ? Il faut en effet absolument convaincre les militaires de l'efficacité du système Kégresse. Les regards se tournent alors vers le pôle Sud où une Croisière blanche serait du plus bel effet. L'option est vite abandonnée pour cause de brise-glace trop coûteux.

    Ce sera donc l'Asie, ce continent largement méconnu qui a fait la gloire d'Alexandre le Grand et Marco Polo. Partir sur leurs traces, parcourir « la route des ruines, la route des conquêtes, la route de la soie » (Audouin-Dubreuil), quel rêve, quelle aventure ! Ni une, ni deux, l'équipe de la « Croisière noire » se reconstitue pour renouveler l'exploit. Tous savent que les difficultés seront encore plus grandes : non seulement le chameau reste définitivement mieux adapté que la voiture à ce type de terrain et d'altitude, mais les vieilles voies commerciales traversent aussi des pays instables ou peu accueillants aux Occidentaux audacieux.

     

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    Traversée de la Syrie : autochenilles longeant l'Euphrate, © Citroën Communication, DR. En agrandissement le groupe Pamir en Afghanistan, entre Farah et Girisk, Expédition Centre-Asie Citroën (1931-1932), revue La Géographie, décembre 1931.

     

    Les réseaux diplomatiques, qui savent pouvoir compter sur la bienveillance des autorités françaises, se mettent de nouveau en action. Perse, Turkestan, Afghanistan... les représentants de Citroën se démènent pour obtenir passeports et autorisations tandis que les dépôts de ravitaillement et de matériels parviennent à échapper aux bandits pour rejoindre à dos de chameaux leur destination et y être enterrés.

    Pour l'incontournable Chine, on compte sur l'habileté du jeune capitaine de vaisseau Victor Point, fin connaisseur du pays. Ayant compris qu'il ne parviendrait jamais à gérer les redoutables « seigneurs de la guerre » qui font régner l'anarchie dans le nord du pays, il se tourne vers les Mongols : un accord est trouvé, l'expédition sera protégée par les descendants de Gengis Khan.

    Après s'être assuré auprès des Chinois la possibilité d'établir chaque jour une communication entre Pékin et la caravane française, il ne reste plus qu'à boucler les valises.

    En route !

     

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    d'Adolphe Kégresse à Meyrueis (Lozère) pour les essais des prototypes, 1929, illustration tirée de La Croisière jaune d'Éric Deschamps. En agrandissement, une photographie de groupe : H. Pecqueur, A. Iacovleff, G.M. Haardt, Sue Ming Hi des Sociétés Savantes chinoises, L. Audouin-Dubreuil, J. Hackin, 1931, ancienne collection Audouin-Dubreuil.

     

    Scarabée et popote

    Pour lancer une telle expédition, André Citroën ne pouvait qu'avoir totalement confiance dans son matériel. Cette confiance, il l'avait trouvée auprès d'Adolphe Kégresse, ingénieur français qui s'était fait la main à Saint-Pétersbourg où il était responsable, pendant une douzaine d'années, des garages impériaux. C'est dans le froid de la Russie qu'il imagine ses premières voitures capables de vaincre les terrains neigeux pour emmener le Tsar sur ses terrains de chasse. L'ajout, à des automobiles postales, d'un pont avant et de chenillettes arrières fera l'affaire. Le véhicule tout-terrain est né ! De retour en France au moment de la Révolution bolchévique, Kégresse est embauché par Citroën pour développer, avec l'aide de l'ingénieur Jacques Hinstin, un système de chenille en caoutchouc sans fin adapté à tous types de terrain.

    Son efficacité lors des expéditions africaines lui vaut d'être adopté pour parcourir les routes d'Asie. Ce sont deux ensembles de 7 voitures, pouvant transporter 5 personnes, qui s'élancent dans l'aventure : derrière le « Scarabée d'or », la voiture de commandement, on trouve deux véhicules avec le matériel de cinéma (baptisés « Oeil » et « Oeil-objectif »), les autres étant chargés de la TSF (« Ondes »), du matériel scientifique (« Croissant-d'argent »), de la popote (« Foyer ») et enfin de l'équipement médical et mécanique (« Caducée et Engrenages » ). Remorques et motos viennent compléter la caravane. Si les engins du premier groupe (« Chine ») remplirent bien leur mission, le second groupe (« Groupe Pamir ») s'étant vu refuser la route par la Turkestan, les ingénieurs Citroën durent concevoir en 3 mois des véhicules plus légers, entièrement démontables, destinés à franchir la barrière de l'Himalaya grâce à leur moteur tournant à la vitesse exceptionnelle pour l'époque de 3 000 tours/minute. Rien n'arrête la Croisière jaune !

     

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    Autochenilles Citroën B2 10 HP modèle K1 entre Touggourt et Tombouctou (1922-1923). En agrandissement, photographie du groupe Pamir sur une route désertique en 1931, L’Aventure Peugeot Citroën DS, DR.

     

    Diviser pour mieux vaincre

    Faux départ... En décembre 1930, soit sept mois avant la date choisie, il faut tout reprendre à zéro : les Soviétiques en effet refusent de voir passer les chenilles sur leur territoire. Qu'à cela ne tienne, on fera un détour ! Et qu'importe si la nouvelle route passe par l’Himalaya, ce ne sont pas quelques montagnes qui vont saboter le projet !

     

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    Au port de Beyrouth, mars 1931. En agrandissement, le portrait de Victor Point, @ Citroën Communication, DR.

     

    La solution trouvée semble simple : diviser la mission en deux groupes qui auront pour objectif de se rejoindre au cœur de la Chine, à Kashgar. À gauche, partant de Beyrouth, les sept autochenilles légères, démontables, du « groupe Pamir », dirigé par Haardt ; à droite, partant de Pékin, le « groupe Chine » avec Victor Point à la tête de sept engins plus lourds. En mars 1931, enfin, c'est le grand départ après plus de deux ans d'efforts ! Les uns s'embarquent pour Beyrouth, les autres pour le port de Tientsin.

    Chacun suivra désormais son propre chemin à travers la gigantesque Asie, mais dans des ambiances bien différentes. Pour Haardt, c'est fêtes et réceptions à Beyrouth, Damas, Bagdad et Téhéran.

     

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    Parade militaire en Syrie, 1931. En agrandissement, la Croisière jaune à Palmyre, 1931.

     

    Avec une moyenne de 35 km/h, la caravane avance à un bon rythme malgré chaleur et routes chaotiques. Elle prend le temps de visiter les ruines de Palmyre et de faire admirer les voitures au roi Fayçal comme au tout jeune Muhammad Reza, futur shah d'Iran.

    De l'autre côté du continent, les choses se présentent beaucoup moins bien pour Point qui connaît des problèmes mécaniques dès le premier jour... et les suivants. Voici son témoignage daté du 12 avril : « A 200 mètres de notre point de départ […] nous cassons 7 bandes ! Distance parcourue : 200 mètres ». Il faut très vite renvoyer un camion à Pékin pour réparer. La route promet d'être longue.

     

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    Devant les murailles de la ville de Hérat (Afghanistan), ancienne collection Audouin-Dubreuil. En agrandissement, la traversée du fleuve Helmand, Afghanistan, mai 1931, illustration tirée de La Croisière jaune d'Éric Deschamps.

     

    Sous le regard des Bouddhas

    Après la visite de la ville sainte iranienne de Meshed, le « groupe Pamir » s'attaque à l'Afghanistan. On décide de contourner l'Hindou-Kouch par le sud pour éviter l'insécurité du nord où les Ouzbeks se sont soulevés.

     

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    Bamiyan : le grand Bouddha de 55 mètres, 1931, Paris, musée Guimet.

     

    Le choix présente d'autres avantages puisque c'est l'occasion de profiter de réceptions somptueuses comme à Hérat, la ville d'Alexandre le Grand. Mais ces heures de détente sont loin d'être le quotidien de nos explorateurs qui doivent affronter des routes à peine tracées, les menaces des bandits, une poussière omniprésente et une chaleur infernale qui fait dire à Le Fèvre, chroniqueur de l'expédition : « J'ai le cerveau liquide ! Comment écrire ? ».

    L'essence s'évapore dans les tuyaux, chaque passage de cours d'eau est une épreuve qui peut prendre plusieurs jours, chaque kilomètre sur les chemins caillouteux est une victoire. Mais comme aime à le rappeler l'archéologue Hackin qui les guide, tous savent qu'ils ne font que suivre les traces des nombreux voyageurs et pèlerins qui, comme eux, se sont arrêtés éblouis devant les Bouddhas géants de Bamyan.

    Arrivés à Shrinagar, ville de la vallée du Cachemire sous autorité anglaise, les membres de l'expédition peuvent enfin récupérer vivres et matériels envoyés de France avant de profiter des concerts de cornemuses offerts par leurs hôtes. Repos et conserves Félix Potin ne seront pas de trop pour entamer une des étapes les plus difficiles du voyage : la traversée de l’Himalaya.

     

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    Passage de l'Himalaya, 1931, illustration tirée de La Croisière jaune d'Éric Deschamps. En agrandissement, Femmes Kirghiz et leurs enfants dans l’Himalaya, 1931, Alexandre Iacovleff, ancienne collection Audouin-Dubreuil.

     

    « Groupe Chine » ne répond plus !

    Après seulement 3 mois de voyage, les deux groupes ne sont plus qu'à 2 500 km l'un de l'autre, à vol d'oiseau. Mais pourtant l'optimisme n'est pas de mise : tandis que Haardt s'interroge face au Toit du monde, de l'autre côté Point et son « groupe Chine » ont bien des raisons de perdre courage.

    Passage de l'Himalaya, vers la vallée d'Astor, 1931, ancienne collection Audouin-Dubreuil. L'aventure avait mal débutée avec un premier gros retard dû à des problèmes techniques que les mécaniciens avaient finalement réussi à gérer. Par contre, impossible pour les Français de gérer la délégation chinoise que le gouvernement leur a imposée : « Aucun doute n'était possible, expliquera plus tard Teilhard de Chardin, c'est une équipe de surveillance qui venait de se joindre à nous ».

    L'ambiance est telle que Victor Point, pourtant connu pour ses qualités de diplomate, finit par rudoyer le botaniste de l'équipe. La suite du voyage se fera sous les yeux impassibles des autres savants chinois, indifférents à tout, y compris aux découvertes de leurs collègues le naturaliste Reymond et le géologue Teilhard de Chardin.

    Pourtant, comment ne pas douter lorsqu'on se retrouve au cœur du désert de Gobi, sans balisage, au milieu de tempêtes de sable, sans plus aucun contact avec l'autre groupe, et que l'on découvre que les caches de ravitaillement ont été pillées ?

     

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    Prise de vue près de Turfan par l'opérateur Morizet, fin 1931, ancienne collection Audouin-Dubreuil. En agrandissement, Audouin-Dubreuil, Haardt et Point à Urumqi, 1931, ancienne collection Audouin-Dubreuil.

     

    Le piège chinois

    C'est alors qu'il faut prendre les décisions les plus difficiles, celles qui peuvent sauver l'expédition ou la condamner. Pour Point, il n'y a pas d'hésitation à avoir : les hommes épuisés doivent vite rallier Sou-Tchéou [Suzhou]. Mais ce n'est pas la délivrance qui les attend, au contraire : on leur interdit désormais de repartir, à moins que Point accepte de se défaire de son commandement au profit de l'ingénieur Brull.

     

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    Hackin et Alexandre Iacovleff dans les grottes peintes de Turfan, fin 1931, ancienne collection Audouin-Dubreuil.

     

    Qu'importe ! Point cède aux demandes vengeresses des savants chinois, et l'expédition, chargée à bloc d'essence, s'empresse de reprendre la route. Ce n'est pas la délivrance attendue puisque ce sont des scènes d'horreur qui attendent les voyageurs dans cette région où la guerre entre Chinois et musulmans ouïghours fait rage.

    Il faut cependant poursuivre, traverser la fournaise de la vallée de Turfan pour atteindre Urumqi où les attend où un gouverneur chinois tout puissant, le bien-nommé général King : « Ils nous a conduits dans un petit bois de la ville. Le halètement de nos carapaces hurlantes s'est tu pour quatre mois. Nous étions au « camp de la Résistance », en attente du groupe Haardt. Prisonniers ! » (témoignage de l'ingénieur Brull). De nouveau, le « groupe Chine » se retrouve en bien mauvaise position...

     

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    La traversée de l’enfer

    Dans ses lettres de voyages, le père Teilhard de Chardin raconte comment son équipe s'est retrouvée plongée en pleine guerre au Xinjiang...


    « Obligation nous a été faite de reprendre la route du désert pour éviter les zones des combats. En fait, nous avons traversé des champs de bataille jonchés de morts et de blessés. Avec Delastre [le médecin], nous avons porté secours aux survivants, ils étaient peu nombreux. Étrangement, des visions de Verdun, où j’étais brancardier, ont resurgi de ma mémoire. La voiture médicale remarquablement conçue et le matériel moderne nous ont été fort utiles. C’est dans ces moments que l’organisation Citroën et la technique peuvent être appréciées à leur juste valeur. Jusqu’à Hami, nous avons croisé des convois d’armes, traversé des villages ravagés. [...] Le prince de Hami nous délivra un sauf-conduit pour aller jusqu’à Tourfan. Les savants chinois, terrifiés à l’idée de rencontrer les révoltés shantous [ouïghours], nous abandonnèrent une nuit sans nous prévenir. Petro refusa de quitter la ville sans son camion tombé en panne. Il devait nous rejoindre à Ouroumtsi [Urumqi]. Depuis, aucune nouvelle. Il a vécu en Chine dix ans, il connaît l’âme des Chinois et parle leur langue… Espérons… Nous sommes repartis, très inquiets. Aux arbres de la ville, des têtes, des cœurs, des foies, des pieds de musulmans dépecés étaient cloués » (Lettres de voyage, 1956).

     

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    Le Toit du monde. En agrandissement, lamaserie de Sarra-Murren - Deux membres de la cour du Prince Hsi-Hsu-ning, ancienne collection Audouin-Dubreuil.

     

    Au pied du mur

    Pour « les Pamir », c'est une autre histoire. Les voici enfin face à l'obstacle suprême, face au Toit du monde. Il n'y a plus qu'à passer de l'autre côté. Plus facile à dire qu'à faire, lorsqu'on sait que le seul chemin qui s'ouvre aux Français est un sentier montant à 4 700 mètres où même les mules risquent leur vie.

    Franchissement du col de Burzil. © Citroën Communication, DR.Il faut s'alléger : seules deux voitures tenteront le voyage, les autres étant démontées et renvoyées en France avec leurs mécaniciens. Le reste de la troupe, aidé de chevaux et de 150 porteurs, se divise en trois groupes qui partiront à quelques jours d'intervalle pour faire relais.

    Le 2 juillet 1931, un premier groupe de cavaliers se met en route avec la mission d'ouvrir la voie au deuxième groupe qui comprend les autochenilles, le Scarabée d'or et le Croissant d'argent. Il leur faudra des jours pour parvenir au bout d'une épreuve comprenant traversées de rivières au niveau menaçant, déblaiement des chemins pierre par pierre et autres avancées au-dessus du vide sur des corniches étroites ou sur un des 45 ponts délabrés...

    Au col du Bourzil, qui pour la première fois voit passer des voitures en haut de ses 4200 mètres, ce sont 5 mètres de neige qui mettent encore un peu plus en danger l'expédition, mais à coups de pioche et de tractages par filins, ça passe ! Plus loin, c'est dans la chaleur et les premiers symptômes de dysenterie qu'il faut démonter et transporter les engins à dos d'homme.

    Enfin, le 4 août, Haardt peut souffler : « Arrivée à Gilgit [nord du Pakistan] à 13 heures, après avoir couvert en trois jours 29 kilomètres dont pas un sans difficulté ».

     

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    Franchissement du col de Bourzil. © Citroën Communication, DR. En agrandissement, Alexandre Iacovleff, La Croisière Jaune, passage du col du Bourzil, vers 1931.

     

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    On ne bouge plus !

    Dans ses mémoires publiées en 2004, William Sivel, benjamin de l'expédition et ingénieur du son, raconte un des plus fameux épisodes de la Croisière jaune...


    « Après le col du Bourzil, 4 200 mètres et très enneigé, Ferracci fait stopper, le long d'une paroi, les deux voitures. Un balcon surplombant un torrent à 80 mètres en contrebas semble bien étroit. On mesure ; le passage paraît possible. […] Cécillon [mécanicien] attaque une légère pente quand, dans une courbe, il se rend compte que le côté gauche de son véhicule penche dangereusement vers le ravin. Il entend au même moment une importante chute de pierres et Ferracci [chef mécanicien du groupe Pamir] lui hurle de s'arrêter et de ne plus bouger. Cécillon a su par la suite que Corset [mécanicien] avait passé une élingue [un cable] à l'arrière de la voiture pendant que les autres consolidaient la position de la chenille pour l'empêcher de glisser vers le torrent. Enfin Ferracci donne l'ordre à Cécillon de passer sur la banquette arrière et de descendre de la voiture sur la pointe des pieds, pour ne pas faire bouger son véhicule. Ce n'est qu'en atteignant le sol que notre ami réalise ce qui lui est arrivé ». (William Robert Sivel, Ma Croisière jaune).

     

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    Urumqi sous la neige, © Citroën Communication, DR.

     

    La jonction

    Quelques jours plus tard c'est le troisième groupe de cavaliers, sous le commandement d'Audouin-Dubreuil, qui rejoint Haardt après 1400 km d'un voyage harassant à travers les montagnes.

    Les nouvelles ne sont pas bonnes comme les en informe le message alarmiste que le « groupe Chine », toujours prisonnier, a réussi par ruse à leur faire parvenir. Il faut vite repartir, à cheval. Ce sont désormais 11 membres de l'expédition qui continuent toujours vers l'est, sous la surveillance chinoise. Finalement, le 8 octobre ils voient venir à leur rencontre quatre voitures du groupe « Chine » pour des retrouvailles tant espérées, après 7 mois d'aventures !

     

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    Brin de toilette avant les retrouvailles, juillet 1931, illustration tirée de La Croisière jaune d'Éric Deschamps. En agrandissement, la princesse mongole Balta Nirdigma et Victor Point, Urumqi, 1931.

     

    C'est désormais au tour de Haardt de découvrir la rouerie du fameux gouverneur d'Urumqi qui a déjà obligé Point à faire venir pour lui de Paris trois autochenilles. Maintenant le général King semble s'amuser à inviter les Français à d'interminables festins que les membres rescapés de la Croisière jaune, fort polis, sont bien obligés de rendre.

    Les scientifiques de l'expédition profitent de ce temps libre pour multiplier les explorations dans les cités mortes des environs, notamment à Bezeklik où Hackin et Iacovleff ont tout loisir de s'émerveiller devant les peintures des anciennes grottes bouddhiques.

     

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    Désert de Gobi, © Citroën Communication, DR. En agrandissement, une pause dans le désert de Gobi, décembre 1931, illustration tirée de La Croisière jaune d'Éric Deschamps.

     

    À l’épreuve du froid et des fusils

    Finalement le 29 novembre, tous sont récompensés de leur patience en recevant leurs passeports, indispensables pour s'attaquer à la première étape des 3 000 km qui les séparent encore de Pékin : le désert de Gobi, en plein hiver.

    À - 30°, tout gèle, pour continuer à avancer il faut allumer des feux sous les moteurs qui tournent désormais 24 heures sur 24. Par miracle, on retrouve sous la glace les dépôts d'essence qui ont été enterrés des mois auparavant. Ils vont permettent d'atteindre une mission allemande où les hommes épuisés vont passer un Noël qu'ils ne sont pas prêts d'oublier.

     

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    Prise de vue dans l'allée menant aux tombeaux des empereurs Ming à l'entrée de Pékin, décembre 1931. En agrandissement, séance de pause pour Alexandre Iacovleff, Chine, début 1932, illustrations tirées de La Croisière jaune d'Éric DeschampsPuis c'est la traversée du fleuve Jaune, gelé lui aussi, qui demande encore trois jours d'efforts. Il leur faut encore subir une attaque d'« un groupe de soldats à demi bandits » (Teilhard de Chardin) qui s'excuseront ensuite de les avoir mitraillés, prétextant une « méprise », une confusion avec des Japonais...

    Après une traversée de la steppe mongole, les voici enfin qui franchissent la Grande Muraille avant d'atteindre, le 12 février 1932, Pékin, au kilomètre 12 115.

     

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    La Grande Muraille, entre Urumqi et Pékin.

    Parlez-moi d’amour...

    Dans cette version romancée de l'histoire de la Croisière jaune, Jacques Wolgensinger raconte la ruse qui permit au « Groupe Chine », coincé à Urumqi sous surveillance chinoise, de contacter l'équipe de Haardt.

    « 25 juillet. Une date qui compte. Pour le groupe Chine, c'est quitte ou double […].
    Huit heures trente. Point donne le signal et fait hisser les couleurs. Au même instant s'élève dans la nuit la voix chaude et un peu rauque de Lucienne Boyer, amplifiée vingt fois par le haut-parleur :
    « Parlez-moi d'amour, ah ! Redites-moi des choses tendres ».
    L'officier chinois se précipite :
    « Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que c'est ?
    - Une petite fête, explique Carl [Jean Carl, archéologque].
    - Pourquoi ces drapeaux, cette musique ?
    - Pour commémorer le centenaire de la Troisième République française, mon cher », répond l'archéologue superbe.

    Le père Teilhard de Chardin et Reymond sont près du phonographe, ils changent les disques. Le haut-parleur est à l'autre bout du camp avec les homme du groupe qui font les clowns sous la direction de Carl, devant les soldats chinois fascinés par le spectacle.
    Dans la voiture T.S.F., dont le moteur ronronne avec douceur, Kervizic, fébrilement, manipule son émetteur ; […] « Q.T.C, Q.T.C., F.P.C.G. Appelle Régulus [navire croisant en mer de Chine]. Prévenir Légafrance Pékin sommes immobilsés Urumqi ». (Jacques Wolgensinger, L'Épopée de la Croisière jaune, 1970).


    Le bout de la route

    Commence le temps des réceptions, des discours et des séparations. Hackin part pour Tokyo, Audouin-Dubreuil pour Hanoï, Haardt pour Hong-Kong. On remarque bien que celui-ci semble fatigué, mais après une telle aventure, quoi de plus naturel ?

     

    Histoire Moderne-2:  La Croisière jaune - Le défi insensé

    Alexandre Iacovleff, Portrait de princesse vietnamienne, 1932.

     

    Lorsque la nouvelle de sa mort, d'une double pneumonie, tombe le 16 mars, c'est un coup de tonnerre. « L'Homme est mort mais l'œuvre reste. Ramenez en France le corps de votre chef. Je pleure avec vous », écrit André Citroën aux membres de l'expédition, sous le choc. Le retour par voie terrestre, via la Perse, est abandonné au profit d'une visite de l'Indochine, comme il avait été promis au gouvernement français.

    L'équipe de cinéma va pouvoir multiplier les vues dans le Tonkin, la baie d'Halong et au milieu des temples d'Angkor pour montrer la richesse de ces territoires. Le reste de la mission, hommes et matériel, embarquent à Saïgon pour la France sur le Félix-Roussel. Ce n'était pas le navire prévu initialement et heureusement ! puisque celui-ci sombrera en mer Rouge.

    Le 2 avril 1932, André Citroën monte à bord du Félix-Roussel pour rendre hommage au corps de son collaborateur et ami, Haardt.

     

    Sous les projecteurs

    C'est la fin de l'aventure humaine, mais pas de la légende de la Croisière jaune qui va devenir un formidable outil de communication.

     

    Histoire Moderne-2:  La Croisière jaune - Le défi insensé

    Couverture de la carte éditée par Citroën au bénéfice de la Société de géographie, s.d. En agrandissement, l'affiche du film La Croisière jaune, 1934, La Contemporaine.

     

    Très vite, à peine deux mois plus tard, on organise une exposition alors même que les collections sont encore incomplètes et que Teilhard de Chardin et Hackin, les piliers de l'équipe scientifique, ne sont pas revenus d'Asie.

    Qu'importe ! Pour Citroën, c'est maintenant qu'il faut tirer parti de la popularité de l'expédition auprès du public. On multiplie les conférences, on publie le récit de Le Fèvre, on diffuse largement le film La Croisière jaune, un des premiers films sonores au monde qui permet de faire revivre Victor Point.

    Quatre mois à peine après son retour, le jeune homme vient en effet de se suicider, par amour pour une actrice. Il laisse aux autres le soin de raconter ce qui reste une aventure hors du commun, qui restera un formidable exploit mécanique mais surtout humain.

    Citroën tentera bien de renouveler l'expérience en lançant en 1934 une Croisière blanche censée traverser le Canada, mais la mission se révéla un fiasco et tomba dans l’oubli.

     

    Bibliographie

    Ariane Audouin-Dubreuil, La Croisière jaune. Sur la route de la soie, éd. Glénat, 2002,
    Éric Deschamps, La Croisière jaune. Chroniques 1929-1933, éd. ETAI, 2003,
    Fabien Sabatés, Croisières héroïques Citroën. Afrique-Asie, 1924-1932, Éric Baschet éditions, 1984.

     

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