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Patrimoine français - 3: Randonnée iodée dans la baie du Mont-Saint-Michel
Randonnée iodée dans la baie du
Mont-Saint-Michel
Soumise aux plus fortes marées d’Europe, la baie du Mont-Saint-Michel est un amphithéâtre où les éléments sont en représentation quotidienne. À la fois décor et personnage principal de ce spectacle incroyable : Sa Majesté le mont. Quand entrent en scène sables mouvants, herbus, mer, ciel et horizon, tous les repères disparaissent. Et nous, nous applaudissons...
« Tombelaine est là où personne ne va et d’où personne ne revient, dit-on. Aujourd’hui, nous allons... y aller. Et en revenir ! », explique non sans humour Jack Lecoq, dont la baie est le territoire professionnel depuis trente-cinq ans. Vêtu d’un ciré jaune, bonnet marin vissé sur la tête et une pancarte « Guide attesté » accrochée dans le dos, il nous embarque pour un aller-retour de 6 kilomètres au milieu d’un désert iodé, avec le Mont-Saint-Michel et le rocher de Tombelaine pour repères. Les membres du groupe qu’il accompagne écoutent attentivement ses dernières recommandations. Il est 14 heures, la mer s’est retirée à une dizaine de kilomètres en cette période de vives-eaux. Tout le monde est pieds nus : il est temps de commencer la randonnée !Un escalier de dentelle suspendu dans le ciel
Dès les premiers pas, il nous faut éviter les flaques qui rendent notre démarche mal assurée ! Un peu plus loin, une traînée d’écume blanche serpente sur le sable encore mouillé. « Ce matin, c’est ici que la mer s’est arrêtée dans sa montée, éclaire Jack Lecoq. Les Montois appellent cette marque “la laisse de mer”. Elle ressemble à la mousse de la fameuse omelette de la mère Poulard. » Passé “la laisse”, une boue qui colle aux pieds se glisse entre les orteils, s’accroche, tenace, et finit par former de gros pâtés glissants. « Il s’agit de la tangue, un mélange de sable, de vase et de coquillages brisés. Elle est excellente pour l’agriculture ; les paysans l’ont longtemps utilisée pour fertiliser leur sol... Attention, ça patine ! », prévient le guide. Première pause. « Observons un instant le mont, avant de nous en éloigner », invite-t-il.
Depuis ce point, c’est la partie gothique flamboyant de l’abbaye qui s’offre à nous. Elle se révèle dans ses moindres détails, jusqu’à l’escalier de dentelle qui mène aux toits, comme suspendu dans le ciel. « Le jour où le parking a fermé et que le mont a retrouvé son caractère îlien, ce fut un événement. Certains de mes amis ont espéré cela toute leur vie mais ils n’ont pas eu la chance de le voir : ils sont partis bien avant. » Aujourd’hui, lors des grandes marées, d’un coefficient supérieur à 110, le mont Saint-Michel redevient donc une île. Et cela, 35 à 40 fois par an. « Quand j’étais enfant, les herbus gagnaient sur la mer. À présent, c’est l’inverse. C’est émouvant », témoigne Jack Lecoq. Le Couesnon est doté depuis 2009 d’un nouveau barrage, qui permet au fleuve de chasser loin les sédiments. « Le mont s’est ensablé puis il s’est désensablé ! J’ai vu les deux processus. C’est comme voir quelqu’un vieillir et rajeunir : c’est incroyable ! »
À la vitesse d'un cheval au galop
« On va rencontrer des sables mouvants, vous devriez les sentir sous vos pieds. Ne restez pas trop longtemps dessus et, surtout, ne piétinez pas », commande Jack Lecoq, en s’avançant vers le large. « Si jamais, vous vous enlisez, il faut essayer de libérer les jambes calmement, une par une, en les remuant lentement pour “re-liquéfier”, libérer l’eau des sables. Inutile de forcer, vous vous enfoncerez davantage. En réalité, ces mystérieux sables mouvants, c’est comme de la cuisine : mettez du sable et de l’argile dans un peu d’eau, vous obtenez des sables mouvants ; mélangez juste le sable et l’argile, ce sera de la tangue ! » Notre guide explique que le corps humain, du fait de sa densité, ne devrait pas s’enfoncer plus haut que la poitrine. Puis il nous rassure: « Dans les pires des cas, les pompiers viendront vous aider. » Cependant, il ajoute : « Sachez que l’on ne meurt pas asphyxié dans le sable. Le danger réside dans le fait qu’une fois piégé dedans, vous ne pourrez pas appeler les secours. Vous risquez de mourir noyé sous la mer qui va revenir inéluctablement. Et plus vite que vous ne le pensez ! » Au mont Saint-Michel, c’est connu, la marée monte à la vitesse d’un cheval au galop... Lors de sa longue carrière, il a pu voir des imprudents quasi quotidiennement : des promeneurs isolés lors de la marée montante, d’autres piégés dans les sables mouvants. Même pour quelqu’un d’expérimenté, la traversée de la baie reste dangereuse. « La formation de guide est très encadrée. Tous les trois ans, nous faisons une mise à niveau avec les pompiers. »Dans les bras de Couesnon
Heureusement, notre traversée des sables mouvants s’est déroulée sans incident ! À présent, nous nous attaquons aux cours d’eau qui terminent leur course dans la mer. « Je vais aller sonder la profondeur et le courant. On ne rigole pas : vous attendez mon signal », commande, sans rire effectivement, Jack Lecoq. À son appel, nous nous tenons tous par la main et affrontons le fort courant, glacial, qui nous arrive au-dessus des genoux. « Retournez-vous et regardez le mont. Une vraie pyramide au milieu de la mer ! », nous conseille notre guide, une fois le cours d’eau franchi. Malgré les années, il ne peut s’empêcher d’être émerveillé, encore. Il cite Victor Hugo. « Le mont Saint-Michel est à l’Océan ce que Khéops est au désert. Et de poursuivre : Imaginez-vous en oiseau qui survole la baie, les sables vus du ciel ressemblent au Sahara. Avec les rires des oiseaux, en plus ! » Dans cet estuaire, goélands et mouettes partagent leur habitat avec des aigrettes garzettes. Étonnant de croiser sous cette latitude ces oiseaux migrateurs plus familiers de la Méditerranée ! Effet du changement climatique ? Probablement. « Ce petit héron niche sur le rocher de Tombelaine depuis 1997. »
Quand Tombelaine avait fière allure
Face à nous, la terre se fond avec l’horizon, les repères disparaissent, laissant une immensité vide, presque angoissante. Au large, se devinent les îles Chausey. « Imaginez que les pierres de granit étaient apportées en radeau, depuis Chausey, pour être utilisées par les moines lors de la construction de la cité sur le mont », s’enthousiasme Jack Lecoq. Une fois passé le delta où les cours d’eau et les sables mouvants imposent le parcours, nous voici sur un grand plateau de sable sec et mou. « Le Couesnon creuse d’un côté, la Sée et la Sélune de l’autre. Cela crée une sorte de talus, une zone de dépôts maritimes. Vous pouvez constater que c’est plus difficile de marcher dessus. »
Près de deux heures se sont écoulées et nous sommes à Tombelaine, le petit frère du mont Saint-Michel – dont l’ancien nom était le mont Tombe. Les deux rochers, nous explique notre guide, sont comme les icebergs qui ne donnent à voir, à la surface, qu’un dixième de leur masse. Comme Saint-Michel, Tombelaine accueillait les pèlerins au Xe siècle. « Au Moyen Âge, il y avait un village et une église : l’île avait fière allure. » Les Anglais en avaient fait une place forte pour leur tentative de conquête du mont, durant la guerre de Cent Ans. L’île fut aussi un refuge stratégique durant les guerres de Religion, notamment pour les troupes de Gabriel de Montgomery. « Mais tout fut rasé sur ordre de Louis XIV. » L’île est devenue un sanctuaire pour une dizaine d’espèces d’oiseaux marins, qui y ont élu domicile : goélands, aigrettes garzettes, faucons pèlerins, canards colverts, passereaux...
Un écosystème précieux
Après une nouvelle pause, nous faisant demi-tour, avec le mont Saint-Michel en ligne de mire. Il fut, à l’image de Rome et de Saint-Jacques-de-Compostelle, un haut lieu de pèlerinage de l’Occident médiéval. La traversée de la baie, toujours semée d’embûches, faisait partie intégrante du cheminement vers le Ciel. Nous mettons donc nos pas dans ceux des miquelots, qui venaient s’assurer l’éternité auprès de l’Archange. Nous parvenons enfin au pied du mont. Jack Lecoq nous indique le rivage herbeux, en précisant que « comme la mer ne vient pas souvent recouvrir la grève, les sédiments s’accumulent, des plantes halophytes, adaptées à la salinité du sol, poussent peu à peu jusqu’à constituer des herbus et des prés-salés. » La mer recouvre ces prairies planes à végétation basse, uniquement lors des grandes marées ; les moutons y pâturent le reste du temps. Plus de 4 000 hectares de ces herbus bordent les estrans et produisent des matières organiques, dont se nourrissent poissons et microalgues. Qui vont à leur tour alimenter moules, coques, palourdes, praires, huîtres... « Les marées dictent la loi et règlent un écosystème précieux. Quant au mont Saint-Michel, il protège le littoral et le bocage normand ! Car, en tant que site classé à l’Unesco, nous avons pu refuser le béton et l’autoroute. Et sauver, ainsi, les terres sauvages et agricoles. Le mont est notre capital ! »